samedi 12 janvier 2013

Promenade dans le Paris de Louis XIV


Une heure de classe avec les élèves du 1er degré

 

Promenade dans le Paris de Louis XIV, au temps de Colbert


A peine l’aurore éclaire-t-elle vaguement le ciel que Triphon est arraché au sommeil par des coqs qui chantent dans les enclos du voisinage. Il loge, en effet, à la troisième « chambre », c’est-à-dire au troisième étage d’une maison étroite, aux poutres apparentes, de la rue Boutebrie, proche de l’église Saint-Séverin. En ouvrant sa croisée, Triphon plonge les yeux chez son voisin d’en face et, si celui-ci était réveillé, il pourrait lui serrer la main, car la distance est très faible entre les deux maisons, à cette hauteur. Un marchand d’eau-de-vie vient crier : « La vie, la vie, à un sou le petit verre ! » et s’installe au coin de la rue, avec une lanterne pour s’éclairer. Il étale alors des boissons tentatrices et des jeux de cartes. Mais quelles sont ces vociférations ? Là-bas, un dormeur interrompu vient de lancer de l’eau, véritable celle-là, sur la tête de l’homme, et ils échangent des injures. En vérité, c’est du gaspillage de jeter ainsi du précieux liquide par la fenêtre : ne disait-on pas hier que la Fontaine Médicis était tarie ? La pompe de Notre-Dame est bien loin et la fontaine de la Maubuée (mauvaise lessive), on se presse pendant des heures.

Extrait du Plan de Bullet et Blondel 1676 où l'on voit en haut à gauche Saint-Séverin et en bas à droite le Palais-Royal, soit les deux bornes de la promenade de Triphon

Mais Triphon se réjouit, car voilà les laitières : « A mon bon lait chaud ! », et les boulangers de Gonesse qui apportent de beaux pains dorés. En se penchant un peu, il aperçoit le marchand de café avec son éventaire chargé d’ustensiles : d’une main il tient une cafetière, de l’autre une petite fontaine d’eau, Triphon lui fait signe : pour quatre sous, il reçoit chez lui une tasse de ce délicieux breuvage qui commence à être à la mode, mais reste cher.

Maintenant la rue s’emplit de cris stridents. Ce sont les harengères : « Harengs saurets appétissants », le pâtissier : « Petits choux chauds, tout chauds... Beurre frais, beurre de Vanves... Sauce blanche ! Sauce verte ! Sauce au miel ! Sauce à l’ail !... » Et à la cantonade, on entend : « Vin de Suresnes, vin de Montmartre... Verjus, vert verjus !... Fromage de Brie, fromage d’Auvergne. » L’eau en vient à la bouche.

Habillé d’une culotte courte, d’une veste ornée de belle passementerie, les cheveux bien peignés tombant sur les épaules, Triphon descend ; il veut faire une longue promenade dans Paris. Mais quel tintamarre ! Ici un vendeur de tisane l’assourdit à lui présenter un breuvage qui serait appétissant si Triphon n’avait déjà absorbé son café matinal ; ce vendeur de tisane s’est orné d’un superbe bonnet à plume, mais Triphon reste insensible à ce plumage, comme à ce ramage, et le malheureux marchand tend en vain deux gobelets qu’il vient de détacher de sa ceinture en répétant : « A la fraîche, à la fraîche... Deux coups pour un liard. » Avec peine Triphon se dégage, mais il est aussitôt après assailli par le marchand de maletache qui se vante de faire disparaître toutes les tâches... Plus loin il rencontre le destructeur de poux auquel il n’échappe qu’en descendant au plus vite la rue de la Parcheminerie. Ici un autre danger apparaît : la boue ; car la pluie nocturne, propice au remplissage des fontaines, a fait grossir le ruisseau nauséabond qui court au milieu ; et se réfugier sur les bords n’est guère prudent à cette heure matinale, où les ménagères lancent par la fenêtre beaucoup de choses indésirables. Quelques dames, en cotillons courts et souliers plats circulent alertes, allant aux provisions ; elles ne sont pas farouches si quelque gars complaisant les soulève pour leur permettre de franchir le ruisseau ; cela ne va pas d’ailleurs sans échange de quolibets. Dans la rue voisine, un Savoyard ingénieux loue de petits ponts à roulettes, pour trois deniers. Triphon se rapproche de la Seine, satisfait de voir le progrès accompli dans le pavage des rues. Mais la foule se fait encore plus dense : il lui faut jouer des coudes ; les ouvriers se rendent de leur travail chargés de lourds madriers ; un ramoneur, tout de noir barbouillé, crie : « Ramone la cheminée de haut en bas ! », tandis qu’un peu galant marchand [...] s’efforce de dominer la voix enfantine « battez vos femmes, rossez vos habits pour un sou ! ».
Plan de Mérian 1615
Voici notre homme sur le quai : des bateliers chargent des pierres à bâtir. Laissant la Cité à sa droite, Triphon se dirige vers le Pont-neuf où il compte s’ébaudir des mille tours des charlatans. Le Pont-neuf est [très] attrayant [...] car il a ceci de nouveau qu’aucune maison n’y est bâtie et qu’on voit la Seine à droite et à gauche. Des barques occupent les demi-lunes sous les murs du pont. Triphon regrette que Tabarin soit mort. Tabarin dont la réputation était incomparable mais ce célèbre charlatan a des émules ... Cependant, est-ce de mauvais augure ? Voilà que s’avance un être affreux, à la jambe de bois, au pourpoint troué, orné d’arabesques qui ne sont que des cadavres de rats! Dieu soit loué ! Ce n’est qu’un marchand de mort-aux-rats, et la flamberge qu’il tient n’est pas destinée aux humains ! Mais quelle est cette musique ? un véritable concert d’instruments qui étouffe les cris des victimes de l’arracheur de dents! Les malheureux, à qui une sorte de tenaille vient d’enlever une ou deux molaires, se tiennent la main pour atténuer leur souffrance, un mouchoir dans la bouche. Ils n’ont pas le cœur à se laisser tenter par les crieurs de vin : « Gentil vin blanc ... », pas plus que les malheureuses édentées par un marchand ambulant :

« J’ai les mignonnes ceinturettes
J’ai les beaux gants à damoiselettes
J’ai les aiguilles chasnelées
J’ai chaînettes et de fer belles...»

Ce colporteur d’ABC et de belles Heures inquiètent quelque peu Triphon, qui craint pour sa bourse et hâte le pas, pour tomber malencontreusement sur une armée de mendiants, lesquels surgissent de tous les coins, boiteux et aveugles, vrais ou faux. Et voici le fameux Orphée du Pont-Neuf :

« O puissance divine
Qui veillez sur nos jours
Conservez-nous toujours
La cave et la cuisine.»

Cet Orphée est plutôt Silène !

Triphon ne se lasse pas de flâner sur le Pont-Neuf. Il regarde les images pendues devant les échoppes ; celle du Juif errant, gravée par Le Blond avec cette légende retient un moment son regard :

« Je suis errant à tout jamais
Mon allure est continuée
Je n’auray ny repos ni pais
Jusques à cette grande journée.
Que le Rédempteur des humains
Jugera l’œuvre de ses mains.
En Syon jay prins ma naissance
Jay veu le sauveur en tourments
De luy jay receu ma sentence
Qui me remplit destonnements
Lorsqu’il m’enjoignit cheminer
Sans pouvoir ma course borner. »

Le père Lustucru a une figure fort plaisante (c’est peut-être l’eusses-tu-cru?). Il prétend avoir un secret admirable, rapporté de Madagascar, pour reforger et remplir, sans mal ni douleur, les testes des femmes acariâtres, ligeardes, criardes, dyablesses, enragées, fantasques, glorieuses, hargneuses, insupportables, sottes, volontaires et qui ont d’autres incommodités, le tout à prix raisonnable, ceux riches pour de l’argent et ceux pauvres gratis. Mais l’image qui correspond à la légende représente une malheureuse femme, la tête sur une enclume et que Lustucru guérit à l’aide d’un marteau et de tenailles. En dépit de ce « secret », Triphon se félicite de ne pas avoir pris femme.

Assez contemplé d’images ! Voici le théâtre en plein air sur des tréteaux. On joue la farce des trois Bossus ; Triphon l’a déjà souvent vu représenter, mais s’en réjouit toujours. Il arrive au moment où la femme qui a épousé un bossu veut se débarrasser de ses beaux-parents également bossus, en les faisant noyer... Chaque fois que l’homme, qui s’est chargé de l’exécution, revient, elle lui fait croire que le bossu qu’il a cru noyer est revenu... Et la foule de rire et de rire ...

 

Triphon s’arrache au spectacle pour continuer son chemin. Il passe devant la pompe de la Samaritaine qui élève pour tout le quartier l’eau de la Seine. Ici, dans ce quartier de la rive droite, il croise des élégantes dont le visage se dissimule sous les masques et qui se font porter en vinaigrettes. Utile précaution ! La boue est encore plus épaisse que de l’autre côté de la Seine et la sécurité laisse à désirer. N’y a t-il pas eu dernièrement des malfaiteurs assez audacieux pour attaquer le guet venu au secours de promeneurs menacés ? Les femmes portent à leur bouche des mouchoirs parfumés pour se préserver des odeurs de fumier : le Roi certes a interdit aux Parisiens de laisser leurs ordures devant leurs portes, mais l’édit n’a pas été observé. Près des abattoirs, la puanteur est insupportable ! Ne prétend-on pas que des gens conservent toutes sortes d’immondices pour élever des cochons ? Aussi la boue de Paris est-elle plus sale que celle de la campagne. Pourquoi donc s’étonner que le Roi ne tienne pas à demeurer ici ? Le Vau a sans doute aménagé les Tuileries qui sont bien plus agréables que le Louvre, avec leurs jardins et leurs promenades; mais c’est mieux encore à Saint Germain.

Tout en songeant, Triphon arrive à la Colonnade du Louvre, encore dissimilée derrière les échafaudages et constate que les travaux se prolongent de manière exagérée. Sans doute néglige-t-on ce monument en faveur de Versailles ? Perrault (1) est pourtant un architecte habile et les rampants du fronton, que Triphon a le plaisir de voir poser, ont une belle ligne : quel contraste, à ses yeux avec l’allure barbare de Saint-Germain-L’auxerrois !

Triphon s’aperçoit que sa promenade à travers Paris lui a donné faim et soif. Aussi avise-t-il une baraque où il trouve tout ce qu’il désire et il décide, dûment lesté, de se glisser au parterre du Palais-Royal ; c’est mardi : Molière donne les Fourberies de Scapin et fait rire autant qu’au Pont-neuf ! Triphon n’est pas déçu, il s’amuse fort quand Géronte est enfermé dans le sac et reçoit force coups de bâton. Quelques beaux messieurs font la moue du haut de la scène et regardent le parterre d’un air de mépris. L’un d’eux tourne le dos aux acteurs et regarde vers le bas, en disant : « Ris donc, parterre, ris donc... » C’est égal : Molière reste inimitable ! et certains gentilshommes, assis sur la scène, se laissent aller à la joie.
 
Triphon, au sortir du spectacle, repousse les offres de porteurs de falot qui lui proposent bruyamment de l’accompagner de leur lumière jusqu’à son domicile. Il pense n’avoir pas besoin de leurs services pour monter chez lui et allumer sa chandelle : souvent ces gens se mettent d’accord avec les voleurs et l’on ne s’en débarrasse pas sans perte. D’ailleurs le lieutenant de police La Reynie vient de faire installer les lanternes dans les rues : il y en a dit-on, 6500 dans Paris. Triphon s’en félicite : il économisera peut-être 20 sols, car les flambeaux de cire jaune descendraient vite pour le ramener jusque sur la lointaine rive gauche ; les porte-lanternes, eux, retourneraient plusieurs fois leur sablier avant d’arriver rue Boutebrie, et le quart d’heure de lampe à huile ne coûte pas moins de 3 sols. Quatre fois 3 sols, c’est presque le prix de la représentation des Fourberies de Scapin ! En tout cas, Triphon se croit assez riche pour s’offrir des oublies. Ces sortes de galettes, jadis fabriquées comme des hosties, étaient destinées à obtenir des indulgences ; à présent, elles sont vendues par des oublieux qu’il faut peut-être se garder d’introduire chez soi, car eux-aussi, volontiers d’accord avec des larrons, se chargent d’inspecter les aîtres, tandis qu’ils s’attablent avec vous pour jouer aux cartes ; le lendemain, vous avez parfois des visiteurs dangereux.

Tout en mangeant ses oublies, Triphon se dirige vers le fleuve : il veille à ne pas se crotter, à marcher au milieu de la chaussée pour ne rien recevoir des fenêtres ; il évite la querelle d’un quelconque buveur, furieux, sorti d’une boutique d’un vendeur d’eau-de-vie, où il aura ingurgité par trop d’ipotecque (2). Arrivé vers le Louvre, Triphon respire : la sonnette nocturne avertit les bourgeois de lâcher la corde pour que les chandelles soient allumées dans les lanternes. « Vive La Reynie ! Vive Paris, la ville-lumière ! que les étrangers nous envient ! » Ainsi pense Triphon, tandis qu’il traverse le Pont-Neuf désert et retrouve sa chère Rive gauche.

Madeleine Schnerb 


1- C’est le frère du célèbre auteur de Contes.
2- Ipotecque : boisson fermentée en vogue à l’époque
3- Le lieutenant de police La Reynie faisait éclairer Paris par des lanternes suspendues par des cordes à travers les rues. Au coup de sonnette les bourgeois des maisons où les lanternes s’accrochaient devaient éclairer les chandelles, les placer dans les lanternes, lâcher la corde de sorte que les lanternes se trouvent à égale distance des deux côtés de la rue.

L’information historique, n°2 mars-avril 1947. pp76-77.
Les plans sont tirés de : http://perso.numericable.fr/parisbal/plans/Plansanciens.html (merci)