dimanche 14 août 2016

Voyage au Maroc (1961) - 2

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"Quand on arrive à Kénitra, l’ancien Port Lyautey, on est surpris de pouvoir parler français avec les agents de la circulation ; on admire les réalisations magnifiques de l’urbanisme français, réalisations bien plus amples qu’en métropole car les architectes ont pu « voir grand » on ne penserait pas être au Maroc si on ne trouvait à la réception de l’hôtel, un porteur exténué parce qu’il est arrivé à la dernière soirée du Ramadan et si dans la nuit des explosions ne nous réveillaient, en même temps qu’elles devaient réveiller les dormeurs musulmans qui interrompaient sur cet ordre leur sommeil pour « déjeuner ». 


Des Français du Maroc :
A Rabat ou à Casablanca l’automobiliste pressé et qui revient d’Espagne est frappé par la surabondance des stations-services, par l’ampleur des réalisations urbaines. Tout a été dit là-dessus. Les visions rapides des bidonvilles ou de la Médina signale à l’observateur impatient les contrastes sociaux, mais là-dessus, tout a été dit aussi, et ce serait presque superflu pour nous d’aller au Maroc et de nous en tenir là : comprendre l’état d’esprit du Français marocain, de celui qui est venu au Maroc pour faire de l’argent, ne demande pas ce déplacement. Nous connaissons en métropole depuis longtemps  les slogans sur les Marocains, les Algériens, les peuples colonisés en général qui ne veulent pas travailler, qui ne comprennent rien, qui ne sont pas dignes de nos bienfaits etc etc. Ce Monsieur P. que nous avons rencontré sur le bateau de retour est un échantillon de cette faune. Elle nous est familière, à nous tous, les Français de l’Intérieur tellement familière que parfois nous manquons de « nuance », et c’est pourquoi je veux ici d’abord faire le portrait de quelques « colons » ou « coloniaux », de ceux que nous avons vus, [...], de ceux qui ne désirent pas encore quitter le Maroc, qui ne pensent pas encore comme la plupart des commerçants, des affairistes, que le Maroc n’est plus intéressant et que la France est la meilleurs des colonies.

L’oncle V. est venu s’installer aux M’Raptines, sur un lotissement en 1947. Les rancœurs dues à cette sorte de guerre civile atroce qu’avait vécue sa ville natale Tulle avait transformé ce snob à la faconde méridionale en anarchiste. Des compatriotes corréziens installés déjà au Maroc lui firent miroiter l’indépendance du colon : il connaissait les lieux depuis son service militaire. Il acquit 15 ha, 15 ha de terrain nu, sans un arbre à l’horizon, installa une station de pompage, construisit de ses mains des communs roses en torchis, fit venir sa femme… qui pleura… qui se résigna. Les communs sont restés leur seule habitation. Les « événements » sont survenus – on sait ce qu’on appelle événements en Afrique du Nord. L’oncle est resté ; ses orangers et ses abricotiers ont grandi. Ils procuraient l’aisance sinon la fortune maintenant… mais la station de pompage donne des grandes inquiétudes : il faudra investir encore. L’oncle a 62 ans. Ses voisins sont partis ou vont partir. Il est trop vieux pour repartir en France afin d’y travailler. Il ne peut ni vendre, ni renoncer. Il sait qu’il mourra au Maroc ou plutôt il ne veut pas y penser !! Il traite convenablement ses ouvriers. Il est en bleu de travail toute la journée, n’a ni l’électricité, ni l’eau courante, ni la radio… Il serait considéré en France comme pauvre, malgré l’étendue de « ses » terres, qu’il ne peut que brader. Quand il vient en France avec sa Ford américaine on le prend pour un « colonialiste » !!

L., que nous avons vu à Taroudant est tout différent bien que vivant aussi du « bled », il pourrait, puisqu’il est jeune, aller enrichir en France la cohorte des pompistes [...] Mais il en souffrirait car il a l’âme du « faiseur de terres » : sa femme l’a quitté et attend en France un 2e enfant de lui ; sa mère et sa grand’mère restent dans le Sud, logeant à l’intérieur des remparts de Taroudant, dans la Médina, car il n’y a pas de quartier européen à Taroudant ! Elles y coulent des jours de petites bourgeoises, enfermées dans un premier étage autour d’un patio, comme devaient et doivent encore être enfermées les femmes musulmanes. Leurs fenêtres donnent sur ce balcon qui court autour du patio : le soleil y tape fort, et la pluie entre parfois dans les pièces. Prison ou demeure ???

L .les quitte tous les matins pour son bled à quelques kilomètres de là. Quand je dis « son » bled c’est que je donne au possessif un tout autre sens que lorsque je parle du bled de l’oncle V.. Il loue pour trois ans une terre, y installe un hangar d’emballage, une station de pompage, y plante des tomates, des poivrons en série. Il connaît son affaire, et suit les cours. Il protège ses récoltes contre le gel, possible au pied de l’Atlas. Il laissera ce bled cette année au propriétaire qui est Marocain et qui y plantera des arbres, et déménagera sa pompe, peut-être son hangar et louera un autre bled. Il se peut aussi qu’il vienne en France rejoindre sa femme qui ne pouvait rester recluse autour du patio…. Il est cependant de la race des pionniers et se résoudrait difficilement à quitter le Sud.

[...]
Le Docteur H. descend de républicains espagnols qui ont échoué au Maroc. Il a fait de solides études à Casablanca, connaît la France métropolitaine, lit beaucoup, retient beaucoup aussi, [...] Au service du gouvernement chérifien, médecin fonctionnaire il jouit de beaucoup de loisirs, d’une belle villa, d’une voiture américaine d’occasion, change volontiers de costume, en veston blanc il serait pris pour un de ces garçons de salle espagnole. Il plaisante, assez à la manière carabin lorsqu’il est entre jeunes, mais sait être déférent envers ceux qu’il affecte de considérer comme des maîtres. Il dirige un hôpital de trente lits, et surveille la qualité des viandes sur les souks du cercle. Il a l’oreille des grands, le respect des petits. Il veut donc espérer en l’avenir du jeune Maroc ! Sa femme est une « Pied-Noir » née à Casablanca : elle a  donc un certain sens de la différence entre les races dites supérieures et les autres ; on le devine plus qu’elle ne l’affiche. Par ailleurs, institutrice, donc portée à une certaine objectivité : elle espère en l’émancipation de la femme marocaine qu’elle connaît en tant que jeune fille. A cet égard elle est d’accord avec son mari qui forme des monitrices sociales.

Sont-ils sincères ? et quand ? se jouent-ils à eux-mêmes la comédie de l’apostolat ? Sont-ils vraiment eux-mêmes quand ils reçoivent leurs hôtes autour d’une table étincelante d’argenterie et de verrerie, table posée sur un tapis de haute laine protégé bourgeoisement d’un nylon ?? [...]

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