dimanche 26 février 2012

Quelques souvenirs de collège ! 1915-1917


J’éprouve un peu d’embarras à parler du Collège… Sans doute, les souvenirs ne me manquent pas : entre treize et seize ans, on enregistre les images avec une acuité particulière et une singulière fidélité. Ce n’est donc pas là une cause d’embarras… Ce n’est pas non plus que j’aie gardé du Collège un mauvais souvenir.
C’était la guerre… l’inquiétude… l’inconfort. Mais précisément nous éprouvions, dans ce vieux logis, la joie de trouver comme un refuge au milieu du bouleversement général, un refuge où  nous nous  serrions les coudes, où nous pouvions avoir l’illusion que la vie continuait puisqu’il il y avait encore des notes, des moyennes, des tableaux d’honneur, alors qu’au dehors nous nous sentions souvent dans un grand désarroi. Non le Collège ne m’a pas laissé un souvenir désagréable… D’ailleurs, en voici une preuve, je suis devenue professeur !

Mais précisément, je suis professeur ; alors on attend de moi des lignes déférentes, quelque peu solennelles, à l’adresse des vieux murs qui abritèrent - cela s’entend – une « jeunesse studieuse ».
Or, quand je pense au Collège, je dois l’avouer, jamais le Respect, avec un grand R, n’apparait d’abord parmi le cortège d’idées ou d’images qui accompagne chaque évocation que nous faisons du passé. Il est vrai que le Collège auquel je pense n’est pas celui que tout le monde connait, mais cette vieille Cure Saint-Pierre, derrière l’église du même nom, dans ce vieux Chalon du Port-Villiers… et lorsqu’en 1917, nous sommes venues nous réinstaller rue de la Banque, dans des bâtiments réguliers, et somme toute assez imposants, il était trop tard pour que la première impression s’effaçât.

De l’extérieur un édifice bourgeois, maussade, sans ornements, sans balcons, sans jardin. Un trottoir étroit. Une entrée banale, sans prestige. Des escaliers de bois, poussiéreux. Des couloirs tristes, étriqués, comme dans toutes les maisons sans style de la fin du XIXe siècle.

Madeleine à Chalon-sur-Saône en 1917
Les salles n’avaient jamais été destinées à abriter une classe. Qu’il serait amusant d’y amener une fois, en « loisirs dirigés » [arrêté du 22 mai 1937 de Jean Zay fondant les loisirs dirigés], mes élèves actuelles, somptueusement installées dans un Lycée moderne… et quelle belle heure de classe nous ferions là ! mais je crois bien que mon ancien Collège, après réparations, est redevenu une maison d’habitation, où les locataires se soucient peu d’assister à une invasion d’élèves…

Une des pièces donnait sur le chevet de l’église Saint-Pierre : elle restait toujours dans la pénombre. Un inspecteur y vint un jour : il n’y avait pas de place pour qu’il pût s’asseoir. Il fut épouvanté par le manque d’air et de lumière. Sans doute contribua-t-il à nous faire restituer nos bâtiments de la rue de la Banque. Malheureusement les inspections étaient rares et l’arrivée du seul  Inspecteur d’Académie faisait figure d’événement. Aux murs, partout un papier peint, jaunâtre, grisâtre aux dessins vieillots et passés. Les bancs disposés au mieux : en 4e année (la 2e actuelle) nous étions assez nombreuses pour qu’il devînt nécessaire d’en glisser un dans une sorte d’alcôve, perpendiculairement aux autres. Les élèves assises là, ne pouvaient que difficilement sortir de leur niche. Quelle belle occasion de s’y ménager une vie douce, à l’abri du regard du professeur ! 

Tout n’était pas délicieux dans une telle ambiance. Sans doute, avantage inappréciable pour beaucoup, on pouvait impunément copier en composition, communiquer, souffler… on pouvait lire clandestinement, au lieu de suivre les problèmes de géométrie ! mais quel cadre maussade pour découvrir la littérature et l’histoire des Grecs, ce délectable programme que les jeunes générations ne pratiquent plus ! d’autre part, les gens raisonnables craignaient les épidémies : l’une d’entre nous contracta la diphtérie. Grand branle-bas dans la maison. Visites médicales. Désinfection. Ô miracle ! ! le cas resta isolé. Je laisse ce fait aux méditations des médecins.

Parfois on nous faisait émigrer dans une vaste salle de l’Hôtel de Ville où il n’y avait pas de pupitres, mais où le cubage d’air ne manquait pas. Un gros poêle rond et noir, surmonté d’un gros tuyau ronflait au milieu. Il ronflait trop parfois et donnait des soucis à notre professeur de lettres… quelle patience il fallait pour nous expliquer Ronsard et la Pléiade avec un tel voisin. Il y aurait tout un chapitre à écrire sur les incartades des poêles qui fumaient ou ne tiraient pas.

Naturellement nous ne pouvions songer à nous ébattre pendant les récréations : nous allons bavarder sur les paliers ou dans les couloirs sombres. Mais j’aurais donné beaucoup pour aller sauter à la corde ou jouer aux barres, comme je le faisais avec passion, à Dijon, d’où je venais. Quand nous revînmes rue de la Banque, nous ne savions plus nous amuser comme des petites filles ; une page de notre existence était tournée et nous pensions à nous faire des chignons.

* * *

Il ne faut pas croire que nous étions devenues des personnes sérieuses. Nous avions quinze ans, nous cherchions à rire, malgré la guerre, malgré les privations et peut-être à cause de tout cela. Il faut maintenant à nos élèves une certaine imagination pour se créer un souvenir « héroïque » du chahut organisée, dont elles puissent s’enorgueillir (?) plus tard : boules puantes, promenade clandestine dans les souterrains où logent les chaudières, n’est-ce pas « banal » ? A nous, empilées comme nous étions, les occasions de fou-rire venaient s’offrir comme d’elles-mêmes et nous n’y avions pas de mérite. Un jour nous entreprîmes, grâce à une organisation par équipe, qui serait recommandable en toute autre occasion, de prendre mot pour mot, en nous relayant afin d’éviter la crampe, et d’écarter les soupçons, toutes les remarques bizarres ou inattendues, les interjections habituelles, les digressions comiques d’un de nos professeurs particulièrement remarquables dans l’art des « hors-d’œuvre ». Jamais cours ne fus si attentivement suivi, ni surtout si bruyamment approuvé pour masquer les rires qui fusaient, tandis que le professeur, vaguement inquiète (que ce masculin va mal avec cet adjectif), ponctuait de coups de poing sur son bureau chacune de ses interpellations ? J’ai encore la copie pâlie de ce monument littéraire… et lorsque je le retrouve, en classant mes papiers, je revois toute la scène avec ses protagonistes et je souris à tout ce qu’il représente de jeunesse passée !

Au cours de dessin c’était terrible : le professeur devait surveiller deux classes, dans deux salles différentes. Lui présent, tout se taisait : mais de l’autre côté de la cloison, quel chahut ! Une élève n’avait-elle pas imaginé d’apporter une truculent Rabelais pour distraire des compagnes réticentes… et de nous narrer des histoires bressannes – avec l’accent ! « Môssieu le mare de Saint-Marcel prévint ses habitants… » Malheureusement pour nous le professeur avait des talons en caoutchouc… il surgissait : « 5 mauvaises notes générales ». Les fortes têtes les accueillaient joyeusement… mais je crois bien que, de cette époque, date ma répulsion instinctive pour ce mode de punition collective.

Bien entendu, la vie de l’esprit comptait aussi : mais le cadre étriqué rendait étriquées les pensées. Je ne lis jamais une page d’Eschyle ou de Sophocle sans me voir penchée sur un pupitre au pied du bureau professoral, dans une salle sombre de la rue de Lyon. La « morale » s’identifie avec une pièce plus claire du second étage où un de nos professeurs, assez âgée, mais terriblement vivante, nous assénait des vérités première et sévères, avec lesquelles se mêlait curieusement un féminisme outrancier dont se riait gentiment une de ses collègues plus jeune. Je me réconciliai avec la grammaire anglaise par le truchement d’un cahier à compartiments que notre professeur voulait superbe !

Mais, dans l’ensemble, ce logis rétréci donnait aux idées elles-mêmes un air mesquin, comme si notre enseignement secondaire y était inadapté.

D’ailleurs nous étions en guerre… et notre manière de la vivre cette guerre effroyable me semble, avec le recul, un peu mesquine aussi ou tout au moins bien puérile. Nous tricotions des chaussettes, des passe-montagnes, nous apportions avec un zèle touchant de petites boîtes de fer blanc destinées à devenir des réchauds à alcool solidifié. Et nous mettions beaucoup de sincérité à préparer ces choses peut-être inutiles. Nous apprenions sans grand respect, il faut bien l’avouer, les chants guerriers de nos alliés et les nôtres…
Un jour le professeur de lettres d’une autre classe, revêtue du prestige de l’inconnue, nous fit une causerie sur les Serbes : au tableau noir une Serbie avec des contours rouges, et on y voyait Kossovo et Nicopolis. Les craies de couleur étaient, à cette époque où nous étudions les Sciences, sans « expériences » et la géographie sans cartes murales, un véritable luxe. J’en fus éblouie : et cet émerveillement de ma jeunesse me semble peut-être ridicule mais si touchant !
C’est cette dernière épithète qui revient souvent quand je pense que ce misérable petit bâtiment où je fis une partie de ce qu’on appellerait pompeusement mes « humanités modernes ».
Y revenir par l’imagination c’est s’attacher à des choses un peu désuètes, comme les enfants restent fidèles à de vilaines poupées aux cheveux rares et sales, mais qu’ils chérissent d’autant mieux qu’ils les sentent peut-être mieux à eux… mieux à leur taille, en somme.

Madeleine Schnerb-Liebschütz,
professeur agrégée au Lycée Marie-Curie de Sceaux.


Article paru dans Bulletin des Anciennes Élèves du Collège de Chalon-sur-Saône 1939



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