samedi 1 juin 2013

Les rapports de Cluny et de l’art français médiéval pour les classes nouvelles (3)

Comment faire comprendre aux cinquièmes nouvelles les rapports de Cluny et de l’art français médiéval (fin)

In L’information historique, n°1 janvier-février 1948, pp33-38.


A Cluny-même, l'hôtellerie ouvre ses portes aux visiteurs venus du monde entier.
Comme chez les Bénédictins, le cloître ressemble aux grandes galeries des maisons romaines. La salle capitulaire, les dortoirs, l'infirmerie, tout cela constitue les éléments de nombreux couvents : à les visiter, on comprend surtout la vie conventuelle en général et non les traits distinctifs de Cluny.

C) La décoration des édifices

Nous devons résister à la tentation de tout ramener dans l'iconographie romane à l'influence de l'abbaye bourguignonne. Appliquons-nous à faire des rapprochements sans conclure forcément à des rapports de cause à effet ; mais n'oublions jamais que le premier objet du culte clunisien est le salut des âmes, ce qui explique bien des choses.

1- Les Thèmes

a) Influence de certains cultes

Saint-Benoît, le fondateur de l'ordre bénédictin, figure sur les chapiteaux de Saint-Benoît-sur-Loire et de Vézelay ; la Vierge, en dévotion particulière à Cluny, occupe une place de choix à Vézelay, à la Charité.
Les fêtes liturgiques de la Chandeleur, de la Trinité, de la Nativité, de la Présentation fournissent des sujets aux sculpteurs sur pierre. La Cène, les Noces de Cana (Saint-Sauveur de Nevers), symboles de la lutte contre l'hérésie, sont les vivants témoins des miracles de Jésus. La signification profonde en est soulignée par les paroles de Pierre le Vénérable (citées par Émile Mâle) sur les sacrifices sanglants. Le culte rendu à saint Pierre (église de Longpont, de Moissac) s'interprète comme un hommage à l’institution pontificale.
Malgré ce faisceau de remarques, il ne nous est pas permis de conclure que ces thèmes, assez répandus dans l'iconographie médiévale, sont exclusivement clunisiens.

b) Influence de la liturgie.

Ici nous touchons de plus près à l’originalité de Cluny : les chapiteaux, miraculeusement conservés provenant du tour du chœur de l'abbaye-mère, en sont un témoignage précieux (Musée Ochier, à Cluny) : quand on connaît le goût des moines des bords de la Grosne pour le plain-chant, on ne s'étonne plus d'y voir sculptés les tons de l'octave. Certains critiques pensent que l'hermétique mystique n'est pas étrangère à ces représentations symboliques.


c) Influence des manuscrits

Émile Mâle a insisté sur le rôle  des manuscrits dans les thèmes iconographiques des sculpteurs du Moyen âge. Or Cluny et certaines de ses filles abritaient des ateliers de copistes particulièrement célèbres : malheureusement on ne peut que faire des suppositions. La bibilothèque de Cluny ayant été détruite et dispersée, perte irréparable quand on sait que le catalogue de l'abbaye-mère comprenait 570 numéros, représentant un choix, très varié pour l'époque, de littérature sacrée et profane. Les abbés comptaient nombre d'écrivains remarquables, les moines, beaucoup de maîtres enlumineurs.
C'est le fameux manuscrit de l'Apocalypse, dit de Saint-Sever, répandu dans le monde chrétien par les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle, enluminé en Gascogne par le moine Béatus qui, à son tour, servit de modèle pour la sculpture des tympans de Moissac et de Charlieu : les quatre animaux qui entourent le Christ ne se comprennent que par ce rapprochement ingénieux. L'étude de ce même manuscrit éclaire l'économie de la plus grande partie des chapiteaux de Moissac où l'on retrouve des cavaliers montés sur des lions, saint Michel combattant le Dragon, la Bête enchantée par l'Ange, la Grande Babylone, la Jérusalem céleste, les quatre Animaux. Pour qui ne connaît pas l'Apocalypse de Saint-Sever, l'absence de la Nativité à la suite des scènes de l'église de Saint-Benoît (où sont figurées l'Annonce aux bergers et l'Adoration des Mages) reste une énigme. Très suggestif aussi le rapprochement entre le Jugement Dernier d'Autun et de Conques et certains manuscrits.
S'il est donc certain que beaucoup de thèmes clunisiens sont en rapport avec des enluminures célèbres, nous ne sommes pas fondés cependant à dire que Cluny soit  seul à avoir puisé son inspiration dans ces manuscrits ; d'autres sculpteurs que des Clunistes ont certainement connu ces thèmes : nous ne sommes pas en droit de conclure de la ressemblance entre la façade de Chartres et certaines églises clunisiennes à l'influence de Cluny ; il peut y avoir une coïncidence.
Cependant, ces rapprochements méritent d'attirer l'attention d'un public curieux.

d) Rapports entre la vie du moine clunisien et certaines images lapidaires.

Le Cluniste vit au milieu des êtres surnaturels : Pierre le Vénérable se délecte à des histoires de fantômes ; le moine croit que des anges entrent volontiers au dortoir, le couvent lui apparaît comme une forteresse en butte aux attaques du Démon : aussi le Diable occupe-t-il une place de choix sur les chapiteaux de Vézelay : ici, il prend une forme animale, là il sort du Veau d'or, tel qu'un texte de Raoul Glaber le voit ; ailleurs, il se cache sous les traits d'un géant, parce que Pierre le Vénérable et Guibert de Nogent l'ont ainsi décrit.
Sous l'influence de la littérature clunisienne, l'Esprit du Mal, ne ressemble plus en rien au beau Satan romain. La femme, aussi redoutable que le Malin, sert de lyre au démon de Vézelay, s'identifie à la Luxure, flagellée aux Enfers (à Moissac), apparaît en tentatrice de saint Benoît (église de Saint-Benoît et de Moissac).
Nul doute que ce sont des scènes de ce genre qui ont irrité Bernard de Cîteaux jusqu’à faire de lui un farouche iconoclaste.


2- Les techniques

a) La sculpture a subi l'influence de la technique de l'enluminure dans la mesure où la pierre peut conserver l'image picturale : les bas-reliefs sont colorés, les vides sont comblés par des figures qui se conforment à la "loi du cadre" ; les draperies restent collantes et à petits plis.

b) Certaines statues gardent le caractère de pièces d'orfèvrerie : ainsi la Vierge de Conques est l’inspiratrice des Vierges noires auvergnates.

c) Cluny, grâce à ses prieurés d'Orient, n'a pas ignoré les fresques byzantines ou syriennes : celles de Berzé-la-Ville, de Saint-Savin-sur-Gartempe n'en sont pas les seules preuves (il en reste des traces à Saint-Gilles-de-Montoire, Tavant, en Touraine, Vicq-en-Berry, etc.).
Mais la parenté entre les différentes manifestations de l'art n'est pas une marque de l'originalité clunisienne : tout au plus pouvons-nous affirmer que les manuscrits des moines étaient plus remarquables et mieux connus que les autres.




Conclusion : 

L'intérêt de cette étude serait donc :
a) D'apprendre à observer, grâce à des rapprochements (comparaison entre des monuments analogues, comparaison entre les manuscrits et les bas-reliefs, etc.).
b) De montrer les liens entre la vie et l'art, en particulier entre la pensée religieuse, la liturgie d'une part, l'architecture et l'ornementation de l'autre.
c) De faire apprécier en elles-mêmes certaines formes de beauté sans méconnaître les liens étroits entre le milieu social et l'impression esthétique.
d) De tenter d'expliquer quelles sont les limites de la certitude en histoire : cette leçon de modestie scientifique est plus facile à tirer, pour un jeune public, de constatations concrètes que de théories abstraites.


NOTA
Les professeurs pourront varier à l'infini leur étude selon les possibilités locales. Parfois l'examen d'un monument roman, même étranger à la directe obédience de Cluny, peut présenter un grand intérêt : ainsi Saint-Trophime d'Arles ou la cathédrale d'Autun. S'il est certainement imprudent de penser que les quatre animaux du portail d'Arles ou que le Jugement Dernier d'Autun dérivent de Cluny, on ne peut cependant pas interdire tout rapprochement.
Or l'histoire vit de rapprochements, de comparaisons. Outre le plaisir esthétique, les élèves trouveront, en ce genre d'étude, ample matière à réflexion.


Les rapports de Cluny et de l’art français médiéval pour les classes nouvelles (2)

Comment faire comprendre aux cinquièmes nouvelles les rapports de Cluny et de l’art français médiéval (2e partie)

In L’information historique, n°1 janvier-février 1948, pp33-38.



II- L'EXPANSION DE L'ORDRE
De 910 à 1110 environ, pendant deux siècles, de grands abbés règnent à Cluny et sur de nombreux prieurés, Bernon, le fondateur, a déjà sous son obédience Baume, Souvigny et Gigny, ce dernier bientôt perdu. Odon, son successeur est le véritable créateur de la centralisation clunisienne. Puis viennent Maïeul, lettré et diplomate, Odilon, écrivain habile et fécond, magnifique en son hospitalité, Hugues le Grand, l'ami de Grégoire VII qui donne, pendant soixante ans, à l'abbaye de la Grosne un éclat incomparable et pose la première pierre de la grande église abbatiale (fin XI e siècle).
Mais au moment même de l'apogée, les difficultés commencent : conflits avec les souverains, et avec les ordres concurrents (c'est alors que "Pierre le Vénérable" soutient non sans talent, une polémique véhémente contre Bernard de Cîteaux).
Autour de l'abbaye-mère gravitent une multitude d'asiles de repos, de refuges pour les moines. Mais l'examen d'une carte de la dispersion des couvents clunisiens ne nous donne pas la même satisfaction intellectuelle, née de la certitude, que celle que nous avons puisée dans l'étude de la carte des abbayes cisterciennes : où un groupe de l'obédience de Cîteaux vient s'installer, il apporte avec lui un certain canon artistique, tandis que le cluniste, lui, se montre d'esprit plus ouvert aux influences locales, si bien que la présence d'un couvent clunisien n'implique pas forcément une construction à la manière clunisienne et qu'inversement l'influence de Cluny s'est marquée ailleurs que dans les couvents clunisiens. Le problème n'est pas simple.

III- LE PROBLÈME DE L'ART CLUNISIEN

Nous devons cependant essayer d'approcher de la certitude : occasion précieuse de montrer aux enfants, sous une forme concrète, que l'histoire n'est pas toute faite, mais que nous pouvons tous contribuer à la recherche de la vérité.
Les thèses peuvent se résumer assez simplement :
Viollet-le-Duc faisait de l'abbaye de Cluny l'honneur d'avoir créé l'art roman, art exclusivement monacal. Les historiens contemporains ne vont pas aussi loin. Cependant deux éminents critiques, Émile Mâle et après lui Henri Focillon attribuent à l'influence de Cluny beaucoup des caractères de l'art roman, Marc Bloch le leur a reproché. Mais on doit admettre, au moins, avec MM. Aubert et Réau que l'église de Cluny est à l'origine de nombreux thèmes iconographiques romans : s'il n'y a pas un "art clunisien" il y a "une école clunisienne" ; les chapiteaux du chœur de Cluny étant antérieurs aux sculptures d'Autun, Vézelay, Moissac, Poitiers, Saint-Trophime et Saint-Gilles. Malheureusement, les conclusions d'ensemble restent caricaturales par suite de la destruction de l'abbaye-mère.
Dans ces conditions, les remarques qui suivent sont plutôt des déductions : aux élèves et à leurs professeurs d'exercer leur sagacité afin de franchir la limite entre l'hypothèse et la certitude.

A- La répartition sur la carte

Si Cluny n'impose pas son style comme le cas de Cîteaux, par contre on peut dire que partout où l'abbaye a essaimé, les églises romanes foisonnent : semblables aux abeilles porteuses de pollen, les clunistes transportent d'un lieu à un autre des thèmes et des méthodes.
D'ailleurs, la basilique de Cluny elle-même porte l'empreinte d'une synthèse entre le Nord (élévation) et le Midi (goût de la ligne horizontale). Donc rien de plus délicat que de déceler, dans un monument ce qui est proprement clunisien. Sans doute, la résistance de l'abbaye de la Grosne se manifeste surtout par le refus d'adopter le style clunisien : les moines d'Autun et Cluny ? ils dessinent aussitôt pour leur église un plan différent de celui de l'abbaye-mère. Mais n'est-il pas troublant que Vézelay, dans son ordonnance, ressemble à Saint-Martin d'Autun ?

B) Les abbayes

Dans son ensemble précisément, une abbaye clunisienne ressemble à toutes les abbayes bénédictines qui, elles-mêmes, dérivent des couvents syriens et que Cîteaux copiera à son tour : une cour entourée d'un cloître, des bâtiments annexes.
Mais l'église clunisienne, elle, recherche les murs élevés, dresse vers le ciel (orgueil ou acte de foi?) ses tours et ses flèches ; toujours au nord, elle protège l’ensemble du couvent des vents froids ; le chevet est long et arrondi ; le plan en forme de croix archiépiscopale, à double transept de longueur inégale, s'oppose à la netteté simple de l'église cistercienne. Construite pour les pèlerinages, elle se fait accueillante par les larges dimensions de son narthex ou de son porche, et adaptée aux processions liturgiques, elle permet une circulation aisée autour du sanctuaire. A Cluny même... (à suivre)





dimanche 28 avril 2013

Les rapports de Cluny et de l’art français médiéval pour les classes nouvelles


Comment faire comprendre aux cinquièmes nouvelles les rapports de Cluny et de l’art français médiéval, 

In L’information historique, n°1 janvier-février 1948, pp33-38.


 I- L'Ordre de Cluny

Ainsi désigne-t-on l'ordre bénédictin réformé à Cluny-sur-Grosne, en 910 : de nombreux disciples de saint Benoît d'Anisne (fondateur du célèbre couvent du Mont-Cassin, en Italie) avaient essaimé en Europe; mais, si tous ne se rallièrent pas à la réforme clunisienne, par contre, d'autres, après 1098, adoptèrent la règle cistercienne.

Dès le début d'une étude sur Cluny, il faut à partir du XIe siècle, clairement distinguer :
1- les couvents de Bénédictins ou de Bénédictines restés indépendants (Ex : La Chaise-Dieu), en opposition parfois avec les Clunisiens (Ex : Saint-Martin-d'Autun).
2- les couvents qui dépendent de Cluny;
3- les couvents cisterciens.
Le sujet ainsi délimité, il convient de déterminer les traits originaux de la règle clunisienne, surtout ceux qui nous aident à comprendre dans quelle mesure il y a art "clunisien" et comment on peut en déceler les caractères dans l'ensemble de l'art médiéval.
A- L'abbaye-mère, fondée par l'abbé Bernon en 910, dédiée aux saints Pierre et Paul est dans l'obédience directe du pape, exempte de toute autre autorité diocésaine. Dans cette seconde Rome, l'abbé de Cluny fait figure de monarque, indépendant des évêques : seul qualifié pour recevoir les vœux des moines ou des prieurs, il accueille à Cluny-sur-Grosne les oblats qui, au prix d'un voyage souvent long, toujours pénible, parfois dangereux, viennent entrer en contact direct avec leur chef hiérarchique. Rien d'étonnant que l'église de Cluny (fin XIe-début XIIe siècles) soit le plus vaste édifice religieux de la chrétienté, avant la construction au XVIe siècle seulement, de Saint-Pierre de Rome.
B- Cluny, abbaye-mère, commande à des "filles", réparties pour la France seule, en sept provinces. Chaque abbaye-fille a, comme chef, un prieur, contrôlé par des visiteurs, sortes d'inspecteurs, envoyés par  l'abbé. Les visiteurs remettent leurs rapports à des "définiteurs" dont les décisions réunies constituent une sorte de code de police intérieure. D'autre part certaines maisons, sans dépendre  directement de Cluny, sont en "union de dévotion" avec elle : telles Saint-Denis, Saint-Bénigne de Dijon, Marmoutiers. La tâche du Clunisien n'est-elle pas surtout la prière et particulièrement la prière pour le repos éternel des morts ? Afin d'obtenir le maximum d'efficacité, la liturgie exige un effort collectif. Aussi Cluny représente bien la tendance "catholique" par excellence : la recherche de l'union universelle. Les "filles" dirigent donc à leur tour d'autres "filles" : de Moissac dépendent quatre couvents, de la Charité cinquante, de Saint-Géraud-d'Aurillac soixante-cinq. Quelques prieurés rayonnent à l'étranger : Sainte-Foy-de-Conques essaime en Alsace, en Angleterre, en Italie ; Saint-Gilles-du-Gard en Italie, en Pologne et même en Scandinavie.
Cette constatation nous amène à faire une remarque importante : l'universalité de l'influence clunisienne crée, dans le domaine de l'art en particulier, une certaine confusion; On peut soit exagérer l'influence de l'ordre sur les caractères généraux de l'art roman,soit, au contraire, la réduire, faute de critères indiscutables.




A suivre...

Claude Lelièvre et les classes nouvelles


Et encore sur les classes nouvelles dans le Café pédagogique du 29 mars : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/03/29032013Article635001381064416077.aspx

Claude Lelièvre : Les ‘’classes nouvelles’’ : une innovation réussie interrompue… 

Claude Lelièvre nous envoie "une note sinon de pessimisme, du moins de perplexité, en ce moment de rassemblements printaniers dédiés à l’innovation"....

Le principal maître d’œuvre de ces ‘’classes nouvelles’’ a été Gustave Monod, ancien élève de l’école des Roches et directeur de l’enseignement du second degré de 1945 à 1949. Mais  ce directeur a délibérément favorisé aussi la tenue de nombreuses réunions de professeurs et d’inspecteurs engagés dans cette expérience pour qu’ils partagent et développent leurs innovations.. Et c’est ainsi que des professeurs de ces classes nouvelles développeront un outil nouvellement créé, à savoir les « Cahiers pédagogiques ».

La commission Langevin-Wallon préconisait l’ouverture de ‘’classes nouvelles’’. En octobre 1945, 200 ‘’classes nouvelles’’ de sixième ouvrent  dans les différents types d’établissement de l’époque (  à savoir lycées, collèges et cours complémentaires ). Ces ‘’classes nouvelles’’ englobent donc l’ensemble d’une sorte de premier cycle qu’elles structurent en deux années d’observation ( 6° et 5° ), suivie de deux années d’orientation progressive ( 4° et 3° ). Les lettres et les sciences ( assurées chacune par un professeur ) occupent la matinée. Les après-midis sont réservées  ( avec un horaire conséquent ) à la musique, aux arts plastiques, à l’éducation physique et à des travaux manuels éducatifs. Les effectifs sont réduits à 25 ; il y a de nombreuses séances en demi-classe et des activités dirigées ( deux heures d’abord, puis cinq heures par semaine ) au cours desquelles les élèves réalisent des travaux – mais aussi des devoirs – sous le regard de leurs professeurs. Cela s’accompagne également d’enquêtes et d’études de milieu, et du développement du travail en groupe. Appelés à travailler en équipe, les professeurs se réunissent chaque semaine en conseil de classe ( une heure à l’emploi du temps ). Lorsque Gustave Monod quitte la direction du second degré, 18 000 élèves se trouvent dans 750 ‘’classes nouvelles’’ regroupées dans 200 établissements. Une belle extension a donc eu lieu, avec succès.

Mais la poussée démographique et l’afflux des élèves dans le second degré font apparaître comme un luxe ces classes de 25 élèves et leurs conditions de fonctionnement particulières. Enfin et surtout, avec la mise sous l’éteignoir du plan Langevin-Wallon, cette tentative de démocratisation par le renouvellement pédagogique et structurel s’enlise. Une circulaire du 30 mai 1952 supprime en fait les "classes nouvelles" sous prétexte d’étendre leurs méthodes à toutes les classes. Et, en 1953 , les "classes nouvelles" fonctionnant dans les lycées sont transformées en "classes pilotes" qui donneront naissance  à des lycées dits "expérimentaux" (  et en définitive des exceptions isolées ). Ainsi va parfois le monde de l’innovation…

Claude Lelièvre

dimanche 24 février 2013

Les classes nouvelles 1946-1952

Je me permets de reprendre cette information tirée de Clioweb à propos des classes nouvelles, puisque par un effet du hasard les deux derniers articles publiés ici, tirés de "l'Information historique" et signés Madeleine Schnerb, portaient sur un cours en cinquième nouvelle.

"Les classes nouvelles 1946-1952


Hier après-midi, lors des journées de Caen, deux interventions sur les classes nouvelles
http://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/cerse/6434

- Pour Antoine Savoye, l'invocation fréquente du plan Langevin-Wallon a probablement fait écran. Elle a fait oublier l'importance des classes nouvelles mises en place au collège entre 1946 et 1952, sous l'impulsion de Gustave Monod et de Jean Bayet. Une réalité qui a concerné au moins 18 000 élèves et environ 700 classes.

Dans celles-ci, les effectifs étaient limités à 25 élèves.
Une équipe de 3 profs volontaires (lettres, sciences, langues) était incitée à mettre en oeuvre une pédagogie active et à partir de l'observation attentive des élèves.
Souci d'une éducation intégrale, les travaux manuels, l'EPS et les arts complétant les disciplines classiques. L'étude du milieu y semble une des innovations majeures."

vendredi 22 février 2013

La question d’Orient au Moyen Age dans une cinquième nouvelle (suite)

 suite de l'article sur "comment étudier dans une Cinquième nouvelle la question d'Orient au Moyen âge" ...

 NOTE
 I- Comment finit l'Empire universel

A) Après le partage de l'Empire romain, au moment des invasions barbares, l'Empire d'Orient travaille à se rendre indépendant :
a) Il expulse les milices barbares gothiques (Theodoric, chef des Goths, évacue la Mésie en 488, après avoir reconquis l'Italie. Cf. la faiblesse de l'Empire d'occident qui, lui, ne peut se défaire de ses barbares).
b) Il lutte héroïquement contre les Huns qui se heurtent à la grande muraille de Constantinople et refluent ver l'Occident.
c) Il renonce à l'Empire d'Occident (Cf. Rapports avec les Rois francs).
d) Il abandonne l'Afrique devant l'habileté cauteleuse de Genséric, Roi des Vandales.

B) Les conquêtes de Justinien (se reporter au manuel, très suffisant).

C) Maintien des frontière justiniennes par ses successeurs Maurice et Tibère. Mais déjà, dualité de préoccupations (Perse et Occident). Une diplomatie active réussit à neutraliser les Lombards, contre qui les Rois francs s'emploient ; au VIIe siècle, Héraclius, grand stratège, réussit, par un mouvement aussi audacieux que celui d'Annibal contre Rome, à porter la guerre au cœur de la puissance perse Sassanide.

D) La poussée arabe (bien exposée dans les livres de classe) compromet définitivement l'Empire Universel dont l'existence est liée à la possession de l’Égypte : dès lors, l'Empire Byzantin est réduit à son domaine géographique (lire comment Constantinople est sauvée de la conquêt arabe par l'utilisation du feu grégeois, ancêtre de l'artillerie ; BREHIER, p 62, 63).



II- L'Empire Hellénique
Il correspond à, peu près au domaine géographique dont le foyer est Constantinople, qui a une langue (le grec) et une religion. Plus réduit, il a l'avantage de bénéficier de lignes intérieures pour assurer sa défense.
A) Le VIIIe siècle est marqué par une défensive heureuse contre les Arabes grâce à l'appui arménien ; mais les Bulgares franchissent les Balkans ; surtout le couronnement de Charlemagne est un gros échec pour Byzance dont la diplomatie n'obtient aucune compensation.

B) Au début du IX e siècle, la défensive échoue aussi bien du côté des Bulgares qui ne sont repoussés que sous les murs de la capitale, tandis que les pirates scandinaves, sarrazins et narentans infestent les mers.

C) A la fin du IX e siècle, la défense réussit, grâce à l'appui du pape, qui ne compte plus sur les Carolingiens (faiblesse de Charles le Chauve) ;
à la conversion de peuples slaves (Moraves, Bulgares) par Méthode ;
à la décomposition du califat abbasside d'orient;
à l'alliance avec les Magyars qui prennent à revers les Bulgares ;
à la résistance efficace de Constantinople, attaquée par la flotte russe du Prince Igor (941).

D) L'épopée byzantine du Xe au XIe siècle, sous les règnes de Constantin Porphyrogénète, Romain II, Nicéphore Phocas, Basile II, se développe sur quatre théâtres :
a) Sur le Danube, un traité avec les Hongrois permet la conquête de la Bulgarie ;
b) En Méditerranée orientale, les Etats arabes isolés, la Crête est reprise aux pirates, la Syrie, l'Arménie sont conquises ;
c) En Mésopotamie, les troupes byzantines sont victorieuses;
d) En Italie, Venise devient, après le couronnement du Roi Germanique Otton comme Empereur, en 962, l'allié de Byzance ;
Enfin, la Russie est convertie au christianisme.

E) L'expansion prend fin : devant l'invasion russe (la Russie, devenue chrétienne et plus puissante, se retourne comme jadis la Bulgarie contre Byzance); devant la menace Petchénègue, peuple turc qui apparait sur le Danube, tandis que les Turcs Seldjoukides encore contenus deviennent menaçants en Asie Mineure, et que les Normands et Robert Guiscard prennent l'Italie byzantine ; avec le schisme de 1054, l'Italie échappe complètement à l'emprise de Byzance.

 F) Déclin et chute.
a) Démembrement au XI e siècle : d'abord l'Empire perd ses possessions extérieures : l'Arménie, la Mésopotamie, l'Italie (Robert Guiscard prend Bari et Palerme); puis il est envahi : en Asie Mineure, en Syrie, sur la frontière du Danube.
b) Tentative de redressement, grâce aux Comnènes (début du XIIe siècle). La politique de bascule réussit d'abord en profitant de l'opposition entre les Normands et les Républiques italiennes, entre les Empereurs germaniques et le Pape ; un essai de rapprochement avec les Chrétiens d'Occident contre le danger Pétchénègue ne va pas sans malentendus, car les Byzantins voient dans les Chrétiens d'Occident des mercenaires possibles, tandis que  ces derniers considèrent Byzance comme une terre de colonisation : ceci prépare les conditions favorables au détournement de la IV e croisade.
C) La chuter d e1204 semble inévitable, car l'Empire est environné d'ennemis (les empereurs germaniques, le Roi de Sicile, Saladin en Égypte et en Syrie musulmane, le nouvel État valacho-bulgare). A l'occasion du récit de la IVe croisade, dont on trouve tous les éléments dans les manuels, il convient de montrer comment cet épisode est mieux connu que d'autres, à cause de témoignage exceptionnel, comme celui de Villehardouin, suspect de partialité, mais pittoresque et de grande valeur littéraire....


Madeleine Schnerb

p 160-162 In L’information historique, n°4 juillet-octobre 1947.







dimanche 17 février 2013

La question d’Orient au Moyen Age dans une cinquième nouvelle

Expériences pédagogiques 

Comment étudier dans une cinquième nouvelle la question d’Orient au Moyen Age

1- Intérêt de cette étude

A) Elle doit exercer l'esprit critique : en effet, si ce problème ne figure pas explicitement au programme, il peut être examiné de manière à montrer à des élèves de cinquième nouvelle que le libellé d'un programme laisse toujours des questions dans l'ombre ; qu'en particulier l'histoire qu'on enseigne en France, est souvent, même si elle se prétend "générale", plus ou moins subordonnée à "l'Histoire de France" traditionnelle ; qu'ainsi la question d’Orient est comprise selon une perspective qui en fausse les données réelles (on peut faire une comparaison avec les cartes géographiques qui diffèrent selon qu'elles sont centrées autour d'un pays ou d'un autre). Les élèves pourront exercer leur curiosité en recherchant dans les chapitres du manuel, consacrés aux Arabes et aux Croisades, ce qu'est devenu l'Empire Byzantin, Empire qui ne bénéficie d'un développement que pour le règne de Justinien (cette dernière limitation dans le temps peut donner des idées erronées, d'autant plus que, tout en laissant supposer que le règne de Justinien est sans lendemain, certains livres de classe font, plus loin, chemin faisant, allusion à un Empire byzantin encore bien vivant six et même huit siècles plus tard).

B) Cette étude peut conduire à d'utiles rapprochements : sans doute ne faut-il pas systématiser une méthode qui risque d'engendrer des anachronismes fâcheux ; cependant, certaines données géographiques permanentes placent, à toutes les époques historiques, et avec des variantes, les gouvernements en face des mêmes problèmes.
Ainsi "l'homme malade" du XIXe siècle (l'Empire Ottoman) se trouvera en face de difficultés analogues à celles qui amenèrent la chute de l'Empire byzantin au XVe siècle (1)

 Quelles sont les données permanentes ?

a) La position-clef des Détroits : carrefour de deux routes maritimes et de deux routes terrestres importantes auxquelles s'ajoutent d'autres lignes secondaires (cf. Bréhier, pp. 4 et 5).
La puissance maîtresse des Détroits est donc obligée d'avoir une force maritime ce qui l'amène à entrer en conflit avec les autres puissances maritimes ou à en rechercher l'appui (Gênes et Venise au Moyen âge; l'Angleterre au XIXe siècle).

b) Le cadre géographique : Les frontières de la puissance qui tient les Détroits sont étendues et assez difficiles à défendre :
- en bordure du Danube, il convient de résister aux poussées des peuples du Nord (Germains, Slaves) ;
- aux confins de l'Adriatique, la possession de la côte dalmate peut entraîner des conflits avec Venise et l'Italie ;
- au Nord-Est, le contact avec la masse eurasiatique oblige à une résistance permanente contre les Russes surtout, qui marchent en direction du Bosphore (exemple : le prince Igor, devant Constantinople au Xe siècle, est un précurseur);
- au Sud-Est, en Asie Mineure, l’Empire des Détroits est en rapport avec des peuples nomades d'Asie, qui sont en marche, les uns après les autres et qui, à mesure qu'ils se fixent, sont menacés à leur tour par d'autres peuples en mouvement (Arabes, Turcs, Mongols).

Dans ces conditions, la puissance qui domine les Détroits doit posséder une force terrestre considérable pour maintenir ses frontières intactes.

c) La multiplicité des fronts, facteur de faiblesse, ne peut être compensée que par une diplomatie active : c'est l'occasion de comprendre, au moins en gros, les lignes directrices de la diplomatie médiévale. Dans ce domaine, il peut être intéressant
1- d'insister sur la personnalité de certains Empereurs de valeur qui jouent à Byzance un rôle décisif (on pourra, si possible, faire des rapprochements avec des Sultans des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Tous ceux qui savent éviter de se battre sur plusieurs fronts, qui savent tirer parti des divisions de leurs adversaires, qui réussirent, grâce à leurs alliances, à prendre leurs voisins à revers, qui peuvent pratiquer une politique de bascule, et tomber dans la duplicité, qui monnaient adroitement les reculs nécessaires, ceux-là retardent l'échéance fatale. Dans les indications que nous donnons plus loin, on trouvera les noms des Empereurs les plus remarquables, et grâce à l'index qui figure à la fin du volume de M. Bréhier, on pourra retracer les portraits et l'action des plus caractéristiques.

2- De reprendre, du point de vue de la question d'Orient, l'étude de la politique des papes, qui préfèrent d'abord les Carolingiens aux Byzantins, puis se rapprochent de Byzance quand Charles le Chauve est trop faible pour endiguer la poussée lombarde qui se brouillent ensuite avec le Basileus, au moment du schisme de 1054, qui travaillent à prêcher une croisade commune contre les Petchénègues, puis les Turcs, chaque fois que le saint-Siège peut espérer une union des églises.

3. De suivre l'histoire instructive à tant d'égards d'une thalassocratie comme Venise.

d) Les ressources de l'Empire doivent être suffisantes pour permettre d'entretenir une flotte et une armée puissantes : c'est ici le moment d'étudier la géographie du pays. Si les richesses naturelles ne sont pas assez abondantes, il faut y suppléer par le commerce ; on en revient à la question fondamentale déjà posée : quel est le maître de la mer ? En plus, l'Empire a besoin d'un ravitaillement suffisant : de là l'importance de la question égyptienne, depuis l'époque romaine jusqu'au XIXe siècle : qui veut l'hégémonie en Méditerranée doit dominer l’Égypte, la terre à blé.

II-  Méthode

Deux équipes organisées pour le travail peuvent se partager ainsi des tâches très variées :

A) Confection de cartes de la Méditerranée jusqu'aux confins du Danube pour déterminer le cadre géographique, les routes, les frontières ou marches. Ces cartes peuvent s'inspirer des manuels en usage qui tous plus ou moins contiennent des croquis du monde méditerranéen au temps de Justinien, à l’époque des Croisades et vers 1453. Le livre de M. Bréhier fournit d'utiles compléments (voir les dépliants à la fin du volume).

 

B) Confection de tableaux synchroniques grâce aux chapitres des manuels consacrés aux Barbares et au partage de l'Empire Romain, à Justinien, aux Vénitiens, aux Croisades et même à l'Empire Germanique et à la Papauté.
Bien entendu, il ne s'agit nullement de faire apprendre aux enfants tous les faits contenus  dans ces tableaux (faits dont nous donnerons l'essentiel en cours mais on voudrait leur faire comprendre l'interdépendance des événements, car chaque mouvement de contraction de l'Empire Byzantin correspond à une poussée de ses voisins, chaque succès de l'Empire d'Occident (Couronnement de Charlemagne, d'Otton le Grand) marque un recul pour l'Empire d'Orient : au contraire celui-ci profite des faiblesses et des dissensions de ses adversaires pour occuper un cadre géographique et même pour le déborder. Si possible pratiquement, ces tableaux permettent une révision de toute l'histoire du Moyen âge, du point de vue diplomatique et militaire. Ce peut être une occasion de souligner l'interpénétration des événements contemporains, à l'échelle mondiale, le monde du Moyen âge limité à la Méditerranée, étant aussi vaste que le monde actuel qui va jusqu'à l'Extrême Orient et aux pôles, si l'on tient compte du raccourcissement des distances avec le progrès de la vitesse.

C) Exposés consistant en :

1- Portraits d'Empereurs : analyse des grandes lignes de leur politique, de leurs difficultés, de leurs succès, de leurs revers. Malheureusement, les manuels ne fournissent de renseignements que sur Justinien et Theodora ; les autres souverains d'Orient ne sont que cités : or, il faut, à tout prix, que les noms historiques correspondent à quelque chose de vivant ; énumérer des noms, ce n'est qu'érudition ; au contraire, rendre familiers des personnages, c'est prendre contact avec la vie ; à cet égard, il sera précieux, en se reportant à la table analytique du livre de M. Bréhier, d'évoquer les images si vivantes de Constantin Porphyrogénète, d'Irène, de Michel VIII Paléologue, d'Alexis Comnène.

2- Études schématiques de la diplomatie de quelques puissances : celle de la papauté, de Gênes, de Venise, des Carolingiens et des Rois de France dans leurs rapports avec l'Orient.

3- Examen de l'avance ou du recul de certains peuples : les Goths, les Huns - particulièrement puissants, les Vandales, les Avars, les Gépides, les Lombards, les Maures, les Perses sassanides, les Arabes surtout, les Slaves, les Bulgares ; puis les Magyars, les Petchénègues, les Turcs Seldjoukides, les Normands et tous les pirates méditerranéens, les Mongols, enfin les Ottomans ; ce genre d'étude s'appuiera sur des cartes ethniques. Ici, comme pour les portraits, il vaut mieux choisir et faire vivant que de constituer des énumérations complètes. Les indications que nous donnons ne sont nullement destinées à devenir matière à apprendre, mais ont simplement pour but de donner un cadre au professeur.

4- Récits tirés d'épisodes pittoresques : Héraclius et sa marche héroïque contre la Perse ; Constantinople sauvée par le feu grégeois ; la flotte du Prince Igor ; les bandes catalanes, etc.

(à suivre)




(1) : On se reportera au livre magistral de M. Louis Bréhier, Vie et mort de Byzance (Paris, Albin Michel, Bibliothèque de Synthèse historique, 1947.)
Madeleine Schnerb


pp. 160-162 In L’information historique, n°4 juillet-octobre 1947.



samedi 16 février 2013

16 février 1929


 Il y a 84 ans, le 16 février 1929, Madeleine mettait au monde son premier enfant, une petite fille.


Le bébé a 3 mois, la maman 28 ans.

samedi 12 janvier 2013

Promenade dans le Paris de Louis XIV


Une heure de classe avec les élèves du 1er degré

 

Promenade dans le Paris de Louis XIV, au temps de Colbert


A peine l’aurore éclaire-t-elle vaguement le ciel que Triphon est arraché au sommeil par des coqs qui chantent dans les enclos du voisinage. Il loge, en effet, à la troisième « chambre », c’est-à-dire au troisième étage d’une maison étroite, aux poutres apparentes, de la rue Boutebrie, proche de l’église Saint-Séverin. En ouvrant sa croisée, Triphon plonge les yeux chez son voisin d’en face et, si celui-ci était réveillé, il pourrait lui serrer la main, car la distance est très faible entre les deux maisons, à cette hauteur. Un marchand d’eau-de-vie vient crier : « La vie, la vie, à un sou le petit verre ! » et s’installe au coin de la rue, avec une lanterne pour s’éclairer. Il étale alors des boissons tentatrices et des jeux de cartes. Mais quelles sont ces vociférations ? Là-bas, un dormeur interrompu vient de lancer de l’eau, véritable celle-là, sur la tête de l’homme, et ils échangent des injures. En vérité, c’est du gaspillage de jeter ainsi du précieux liquide par la fenêtre : ne disait-on pas hier que la Fontaine Médicis était tarie ? La pompe de Notre-Dame est bien loin et la fontaine de la Maubuée (mauvaise lessive), on se presse pendant des heures.

Extrait du Plan de Bullet et Blondel 1676 où l'on voit en haut à gauche Saint-Séverin et en bas à droite le Palais-Royal, soit les deux bornes de la promenade de Triphon

Mais Triphon se réjouit, car voilà les laitières : « A mon bon lait chaud ! », et les boulangers de Gonesse qui apportent de beaux pains dorés. En se penchant un peu, il aperçoit le marchand de café avec son éventaire chargé d’ustensiles : d’une main il tient une cafetière, de l’autre une petite fontaine d’eau, Triphon lui fait signe : pour quatre sous, il reçoit chez lui une tasse de ce délicieux breuvage qui commence à être à la mode, mais reste cher.

Maintenant la rue s’emplit de cris stridents. Ce sont les harengères : « Harengs saurets appétissants », le pâtissier : « Petits choux chauds, tout chauds... Beurre frais, beurre de Vanves... Sauce blanche ! Sauce verte ! Sauce au miel ! Sauce à l’ail !... » Et à la cantonade, on entend : « Vin de Suresnes, vin de Montmartre... Verjus, vert verjus !... Fromage de Brie, fromage d’Auvergne. » L’eau en vient à la bouche.

Habillé d’une culotte courte, d’une veste ornée de belle passementerie, les cheveux bien peignés tombant sur les épaules, Triphon descend ; il veut faire une longue promenade dans Paris. Mais quel tintamarre ! Ici un vendeur de tisane l’assourdit à lui présenter un breuvage qui serait appétissant si Triphon n’avait déjà absorbé son café matinal ; ce vendeur de tisane s’est orné d’un superbe bonnet à plume, mais Triphon reste insensible à ce plumage, comme à ce ramage, et le malheureux marchand tend en vain deux gobelets qu’il vient de détacher de sa ceinture en répétant : « A la fraîche, à la fraîche... Deux coups pour un liard. » Avec peine Triphon se dégage, mais il est aussitôt après assailli par le marchand de maletache qui se vante de faire disparaître toutes les tâches... Plus loin il rencontre le destructeur de poux auquel il n’échappe qu’en descendant au plus vite la rue de la Parcheminerie. Ici un autre danger apparaît : la boue ; car la pluie nocturne, propice au remplissage des fontaines, a fait grossir le ruisseau nauséabond qui court au milieu ; et se réfugier sur les bords n’est guère prudent à cette heure matinale, où les ménagères lancent par la fenêtre beaucoup de choses indésirables. Quelques dames, en cotillons courts et souliers plats circulent alertes, allant aux provisions ; elles ne sont pas farouches si quelque gars complaisant les soulève pour leur permettre de franchir le ruisseau ; cela ne va pas d’ailleurs sans échange de quolibets. Dans la rue voisine, un Savoyard ingénieux loue de petits ponts à roulettes, pour trois deniers. Triphon se rapproche de la Seine, satisfait de voir le progrès accompli dans le pavage des rues. Mais la foule se fait encore plus dense : il lui faut jouer des coudes ; les ouvriers se rendent de leur travail chargés de lourds madriers ; un ramoneur, tout de noir barbouillé, crie : « Ramone la cheminée de haut en bas ! », tandis qu’un peu galant marchand [...] s’efforce de dominer la voix enfantine « battez vos femmes, rossez vos habits pour un sou ! ».
Plan de Mérian 1615
Voici notre homme sur le quai : des bateliers chargent des pierres à bâtir. Laissant la Cité à sa droite, Triphon se dirige vers le Pont-neuf où il compte s’ébaudir des mille tours des charlatans. Le Pont-neuf est [très] attrayant [...] car il a ceci de nouveau qu’aucune maison n’y est bâtie et qu’on voit la Seine à droite et à gauche. Des barques occupent les demi-lunes sous les murs du pont. Triphon regrette que Tabarin soit mort. Tabarin dont la réputation était incomparable mais ce célèbre charlatan a des émules ... Cependant, est-ce de mauvais augure ? Voilà que s’avance un être affreux, à la jambe de bois, au pourpoint troué, orné d’arabesques qui ne sont que des cadavres de rats! Dieu soit loué ! Ce n’est qu’un marchand de mort-aux-rats, et la flamberge qu’il tient n’est pas destinée aux humains ! Mais quelle est cette musique ? un véritable concert d’instruments qui étouffe les cris des victimes de l’arracheur de dents! Les malheureux, à qui une sorte de tenaille vient d’enlever une ou deux molaires, se tiennent la main pour atténuer leur souffrance, un mouchoir dans la bouche. Ils n’ont pas le cœur à se laisser tenter par les crieurs de vin : « Gentil vin blanc ... », pas plus que les malheureuses édentées par un marchand ambulant :

« J’ai les mignonnes ceinturettes
J’ai les beaux gants à damoiselettes
J’ai les aiguilles chasnelées
J’ai chaînettes et de fer belles...»

Ce colporteur d’ABC et de belles Heures inquiètent quelque peu Triphon, qui craint pour sa bourse et hâte le pas, pour tomber malencontreusement sur une armée de mendiants, lesquels surgissent de tous les coins, boiteux et aveugles, vrais ou faux. Et voici le fameux Orphée du Pont-Neuf :

« O puissance divine
Qui veillez sur nos jours
Conservez-nous toujours
La cave et la cuisine.»

Cet Orphée est plutôt Silène !

Triphon ne se lasse pas de flâner sur le Pont-Neuf. Il regarde les images pendues devant les échoppes ; celle du Juif errant, gravée par Le Blond avec cette légende retient un moment son regard :

« Je suis errant à tout jamais
Mon allure est continuée
Je n’auray ny repos ni pais
Jusques à cette grande journée.
Que le Rédempteur des humains
Jugera l’œuvre de ses mains.
En Syon jay prins ma naissance
Jay veu le sauveur en tourments
De luy jay receu ma sentence
Qui me remplit destonnements
Lorsqu’il m’enjoignit cheminer
Sans pouvoir ma course borner. »

Le père Lustucru a une figure fort plaisante (c’est peut-être l’eusses-tu-cru?). Il prétend avoir un secret admirable, rapporté de Madagascar, pour reforger et remplir, sans mal ni douleur, les testes des femmes acariâtres, ligeardes, criardes, dyablesses, enragées, fantasques, glorieuses, hargneuses, insupportables, sottes, volontaires et qui ont d’autres incommodités, le tout à prix raisonnable, ceux riches pour de l’argent et ceux pauvres gratis. Mais l’image qui correspond à la légende représente une malheureuse femme, la tête sur une enclume et que Lustucru guérit à l’aide d’un marteau et de tenailles. En dépit de ce « secret », Triphon se félicite de ne pas avoir pris femme.

Assez contemplé d’images ! Voici le théâtre en plein air sur des tréteaux. On joue la farce des trois Bossus ; Triphon l’a déjà souvent vu représenter, mais s’en réjouit toujours. Il arrive au moment où la femme qui a épousé un bossu veut se débarrasser de ses beaux-parents également bossus, en les faisant noyer... Chaque fois que l’homme, qui s’est chargé de l’exécution, revient, elle lui fait croire que le bossu qu’il a cru noyer est revenu... Et la foule de rire et de rire ...

 

Triphon s’arrache au spectacle pour continuer son chemin. Il passe devant la pompe de la Samaritaine qui élève pour tout le quartier l’eau de la Seine. Ici, dans ce quartier de la rive droite, il croise des élégantes dont le visage se dissimule sous les masques et qui se font porter en vinaigrettes. Utile précaution ! La boue est encore plus épaisse que de l’autre côté de la Seine et la sécurité laisse à désirer. N’y a t-il pas eu dernièrement des malfaiteurs assez audacieux pour attaquer le guet venu au secours de promeneurs menacés ? Les femmes portent à leur bouche des mouchoirs parfumés pour se préserver des odeurs de fumier : le Roi certes a interdit aux Parisiens de laisser leurs ordures devant leurs portes, mais l’édit n’a pas été observé. Près des abattoirs, la puanteur est insupportable ! Ne prétend-on pas que des gens conservent toutes sortes d’immondices pour élever des cochons ? Aussi la boue de Paris est-elle plus sale que celle de la campagne. Pourquoi donc s’étonner que le Roi ne tienne pas à demeurer ici ? Le Vau a sans doute aménagé les Tuileries qui sont bien plus agréables que le Louvre, avec leurs jardins et leurs promenades; mais c’est mieux encore à Saint Germain.

Tout en songeant, Triphon arrive à la Colonnade du Louvre, encore dissimilée derrière les échafaudages et constate que les travaux se prolongent de manière exagérée. Sans doute néglige-t-on ce monument en faveur de Versailles ? Perrault (1) est pourtant un architecte habile et les rampants du fronton, que Triphon a le plaisir de voir poser, ont une belle ligne : quel contraste, à ses yeux avec l’allure barbare de Saint-Germain-L’auxerrois !

Triphon s’aperçoit que sa promenade à travers Paris lui a donné faim et soif. Aussi avise-t-il une baraque où il trouve tout ce qu’il désire et il décide, dûment lesté, de se glisser au parterre du Palais-Royal ; c’est mardi : Molière donne les Fourberies de Scapin et fait rire autant qu’au Pont-neuf ! Triphon n’est pas déçu, il s’amuse fort quand Géronte est enfermé dans le sac et reçoit force coups de bâton. Quelques beaux messieurs font la moue du haut de la scène et regardent le parterre d’un air de mépris. L’un d’eux tourne le dos aux acteurs et regarde vers le bas, en disant : « Ris donc, parterre, ris donc... » C’est égal : Molière reste inimitable ! et certains gentilshommes, assis sur la scène, se laissent aller à la joie.
 
Triphon, au sortir du spectacle, repousse les offres de porteurs de falot qui lui proposent bruyamment de l’accompagner de leur lumière jusqu’à son domicile. Il pense n’avoir pas besoin de leurs services pour monter chez lui et allumer sa chandelle : souvent ces gens se mettent d’accord avec les voleurs et l’on ne s’en débarrasse pas sans perte. D’ailleurs le lieutenant de police La Reynie vient de faire installer les lanternes dans les rues : il y en a dit-on, 6500 dans Paris. Triphon s’en félicite : il économisera peut-être 20 sols, car les flambeaux de cire jaune descendraient vite pour le ramener jusque sur la lointaine rive gauche ; les porte-lanternes, eux, retourneraient plusieurs fois leur sablier avant d’arriver rue Boutebrie, et le quart d’heure de lampe à huile ne coûte pas moins de 3 sols. Quatre fois 3 sols, c’est presque le prix de la représentation des Fourberies de Scapin ! En tout cas, Triphon se croit assez riche pour s’offrir des oublies. Ces sortes de galettes, jadis fabriquées comme des hosties, étaient destinées à obtenir des indulgences ; à présent, elles sont vendues par des oublieux qu’il faut peut-être se garder d’introduire chez soi, car eux-aussi, volontiers d’accord avec des larrons, se chargent d’inspecter les aîtres, tandis qu’ils s’attablent avec vous pour jouer aux cartes ; le lendemain, vous avez parfois des visiteurs dangereux.

Tout en mangeant ses oublies, Triphon se dirige vers le fleuve : il veille à ne pas se crotter, à marcher au milieu de la chaussée pour ne rien recevoir des fenêtres ; il évite la querelle d’un quelconque buveur, furieux, sorti d’une boutique d’un vendeur d’eau-de-vie, où il aura ingurgité par trop d’ipotecque (2). Arrivé vers le Louvre, Triphon respire : la sonnette nocturne avertit les bourgeois de lâcher la corde pour que les chandelles soient allumées dans les lanternes. « Vive La Reynie ! Vive Paris, la ville-lumière ! que les étrangers nous envient ! » Ainsi pense Triphon, tandis qu’il traverse le Pont-Neuf désert et retrouve sa chère Rive gauche.

Madeleine Schnerb 


1- C’est le frère du célèbre auteur de Contes.
2- Ipotecque : boisson fermentée en vogue à l’époque
3- Le lieutenant de police La Reynie faisait éclairer Paris par des lanternes suspendues par des cordes à travers les rues. Au coup de sonnette les bourgeois des maisons où les lanternes s’accrochaient devaient éclairer les chandelles, les placer dans les lanternes, lâcher la corde de sorte que les lanternes se trouvent à égale distance des deux côtés de la rue.

L’information historique, n°2 mars-avril 1947. pp76-77.
Les plans sont tirés de : http://perso.numericable.fr/parisbal/plans/Plansanciens.html (merci)