samedi 1 juin 2013

Les rapports de Cluny et de l’art français médiéval pour les classes nouvelles (3)

Comment faire comprendre aux cinquièmes nouvelles les rapports de Cluny et de l’art français médiéval (fin)

In L’information historique, n°1 janvier-février 1948, pp33-38.


A Cluny-même, l'hôtellerie ouvre ses portes aux visiteurs venus du monde entier.
Comme chez les Bénédictins, le cloître ressemble aux grandes galeries des maisons romaines. La salle capitulaire, les dortoirs, l'infirmerie, tout cela constitue les éléments de nombreux couvents : à les visiter, on comprend surtout la vie conventuelle en général et non les traits distinctifs de Cluny.

C) La décoration des édifices

Nous devons résister à la tentation de tout ramener dans l'iconographie romane à l'influence de l'abbaye bourguignonne. Appliquons-nous à faire des rapprochements sans conclure forcément à des rapports de cause à effet ; mais n'oublions jamais que le premier objet du culte clunisien est le salut des âmes, ce qui explique bien des choses.

1- Les Thèmes

a) Influence de certains cultes

Saint-Benoît, le fondateur de l'ordre bénédictin, figure sur les chapiteaux de Saint-Benoît-sur-Loire et de Vézelay ; la Vierge, en dévotion particulière à Cluny, occupe une place de choix à Vézelay, à la Charité.
Les fêtes liturgiques de la Chandeleur, de la Trinité, de la Nativité, de la Présentation fournissent des sujets aux sculpteurs sur pierre. La Cène, les Noces de Cana (Saint-Sauveur de Nevers), symboles de la lutte contre l'hérésie, sont les vivants témoins des miracles de Jésus. La signification profonde en est soulignée par les paroles de Pierre le Vénérable (citées par Émile Mâle) sur les sacrifices sanglants. Le culte rendu à saint Pierre (église de Longpont, de Moissac) s'interprète comme un hommage à l’institution pontificale.
Malgré ce faisceau de remarques, il ne nous est pas permis de conclure que ces thèmes, assez répandus dans l'iconographie médiévale, sont exclusivement clunisiens.

b) Influence de la liturgie.

Ici nous touchons de plus près à l’originalité de Cluny : les chapiteaux, miraculeusement conservés provenant du tour du chœur de l'abbaye-mère, en sont un témoignage précieux (Musée Ochier, à Cluny) : quand on connaît le goût des moines des bords de la Grosne pour le plain-chant, on ne s'étonne plus d'y voir sculptés les tons de l'octave. Certains critiques pensent que l'hermétique mystique n'est pas étrangère à ces représentations symboliques.


c) Influence des manuscrits

Émile Mâle a insisté sur le rôle  des manuscrits dans les thèmes iconographiques des sculpteurs du Moyen âge. Or Cluny et certaines de ses filles abritaient des ateliers de copistes particulièrement célèbres : malheureusement on ne peut que faire des suppositions. La bibilothèque de Cluny ayant été détruite et dispersée, perte irréparable quand on sait que le catalogue de l'abbaye-mère comprenait 570 numéros, représentant un choix, très varié pour l'époque, de littérature sacrée et profane. Les abbés comptaient nombre d'écrivains remarquables, les moines, beaucoup de maîtres enlumineurs.
C'est le fameux manuscrit de l'Apocalypse, dit de Saint-Sever, répandu dans le monde chrétien par les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle, enluminé en Gascogne par le moine Béatus qui, à son tour, servit de modèle pour la sculpture des tympans de Moissac et de Charlieu : les quatre animaux qui entourent le Christ ne se comprennent que par ce rapprochement ingénieux. L'étude de ce même manuscrit éclaire l'économie de la plus grande partie des chapiteaux de Moissac où l'on retrouve des cavaliers montés sur des lions, saint Michel combattant le Dragon, la Bête enchantée par l'Ange, la Grande Babylone, la Jérusalem céleste, les quatre Animaux. Pour qui ne connaît pas l'Apocalypse de Saint-Sever, l'absence de la Nativité à la suite des scènes de l'église de Saint-Benoît (où sont figurées l'Annonce aux bergers et l'Adoration des Mages) reste une énigme. Très suggestif aussi le rapprochement entre le Jugement Dernier d'Autun et de Conques et certains manuscrits.
S'il est donc certain que beaucoup de thèmes clunisiens sont en rapport avec des enluminures célèbres, nous ne sommes pas fondés cependant à dire que Cluny soit  seul à avoir puisé son inspiration dans ces manuscrits ; d'autres sculpteurs que des Clunistes ont certainement connu ces thèmes : nous ne sommes pas en droit de conclure de la ressemblance entre la façade de Chartres et certaines églises clunisiennes à l'influence de Cluny ; il peut y avoir une coïncidence.
Cependant, ces rapprochements méritent d'attirer l'attention d'un public curieux.

d) Rapports entre la vie du moine clunisien et certaines images lapidaires.

Le Cluniste vit au milieu des êtres surnaturels : Pierre le Vénérable se délecte à des histoires de fantômes ; le moine croit que des anges entrent volontiers au dortoir, le couvent lui apparaît comme une forteresse en butte aux attaques du Démon : aussi le Diable occupe-t-il une place de choix sur les chapiteaux de Vézelay : ici, il prend une forme animale, là il sort du Veau d'or, tel qu'un texte de Raoul Glaber le voit ; ailleurs, il se cache sous les traits d'un géant, parce que Pierre le Vénérable et Guibert de Nogent l'ont ainsi décrit.
Sous l'influence de la littérature clunisienne, l'Esprit du Mal, ne ressemble plus en rien au beau Satan romain. La femme, aussi redoutable que le Malin, sert de lyre au démon de Vézelay, s'identifie à la Luxure, flagellée aux Enfers (à Moissac), apparaît en tentatrice de saint Benoît (église de Saint-Benoît et de Moissac).
Nul doute que ce sont des scènes de ce genre qui ont irrité Bernard de Cîteaux jusqu’à faire de lui un farouche iconoclaste.


2- Les techniques

a) La sculpture a subi l'influence de la technique de l'enluminure dans la mesure où la pierre peut conserver l'image picturale : les bas-reliefs sont colorés, les vides sont comblés par des figures qui se conforment à la "loi du cadre" ; les draperies restent collantes et à petits plis.

b) Certaines statues gardent le caractère de pièces d'orfèvrerie : ainsi la Vierge de Conques est l’inspiratrice des Vierges noires auvergnates.

c) Cluny, grâce à ses prieurés d'Orient, n'a pas ignoré les fresques byzantines ou syriennes : celles de Berzé-la-Ville, de Saint-Savin-sur-Gartempe n'en sont pas les seules preuves (il en reste des traces à Saint-Gilles-de-Montoire, Tavant, en Touraine, Vicq-en-Berry, etc.).
Mais la parenté entre les différentes manifestations de l'art n'est pas une marque de l'originalité clunisienne : tout au plus pouvons-nous affirmer que les manuscrits des moines étaient plus remarquables et mieux connus que les autres.




Conclusion : 

L'intérêt de cette étude serait donc :
a) D'apprendre à observer, grâce à des rapprochements (comparaison entre des monuments analogues, comparaison entre les manuscrits et les bas-reliefs, etc.).
b) De montrer les liens entre la vie et l'art, en particulier entre la pensée religieuse, la liturgie d'une part, l'architecture et l'ornementation de l'autre.
c) De faire apprécier en elles-mêmes certaines formes de beauté sans méconnaître les liens étroits entre le milieu social et l'impression esthétique.
d) De tenter d'expliquer quelles sont les limites de la certitude en histoire : cette leçon de modestie scientifique est plus facile à tirer, pour un jeune public, de constatations concrètes que de théories abstraites.


NOTA
Les professeurs pourront varier à l'infini leur étude selon les possibilités locales. Parfois l'examen d'un monument roman, même étranger à la directe obédience de Cluny, peut présenter un grand intérêt : ainsi Saint-Trophime d'Arles ou la cathédrale d'Autun. S'il est certainement imprudent de penser que les quatre animaux du portail d'Arles ou que le Jugement Dernier d'Autun dérivent de Cluny, on ne peut cependant pas interdire tout rapprochement.
Or l'histoire vit de rapprochements, de comparaisons. Outre le plaisir esthétique, les élèves trouveront, en ce genre d'étude, ample matière à réflexion.


Les rapports de Cluny et de l’art français médiéval pour les classes nouvelles (2)

Comment faire comprendre aux cinquièmes nouvelles les rapports de Cluny et de l’art français médiéval (2e partie)

In L’information historique, n°1 janvier-février 1948, pp33-38.



II- L'EXPANSION DE L'ORDRE
De 910 à 1110 environ, pendant deux siècles, de grands abbés règnent à Cluny et sur de nombreux prieurés, Bernon, le fondateur, a déjà sous son obédience Baume, Souvigny et Gigny, ce dernier bientôt perdu. Odon, son successeur est le véritable créateur de la centralisation clunisienne. Puis viennent Maïeul, lettré et diplomate, Odilon, écrivain habile et fécond, magnifique en son hospitalité, Hugues le Grand, l'ami de Grégoire VII qui donne, pendant soixante ans, à l'abbaye de la Grosne un éclat incomparable et pose la première pierre de la grande église abbatiale (fin XI e siècle).
Mais au moment même de l'apogée, les difficultés commencent : conflits avec les souverains, et avec les ordres concurrents (c'est alors que "Pierre le Vénérable" soutient non sans talent, une polémique véhémente contre Bernard de Cîteaux).
Autour de l'abbaye-mère gravitent une multitude d'asiles de repos, de refuges pour les moines. Mais l'examen d'une carte de la dispersion des couvents clunisiens ne nous donne pas la même satisfaction intellectuelle, née de la certitude, que celle que nous avons puisée dans l'étude de la carte des abbayes cisterciennes : où un groupe de l'obédience de Cîteaux vient s'installer, il apporte avec lui un certain canon artistique, tandis que le cluniste, lui, se montre d'esprit plus ouvert aux influences locales, si bien que la présence d'un couvent clunisien n'implique pas forcément une construction à la manière clunisienne et qu'inversement l'influence de Cluny s'est marquée ailleurs que dans les couvents clunisiens. Le problème n'est pas simple.

III- LE PROBLÈME DE L'ART CLUNISIEN

Nous devons cependant essayer d'approcher de la certitude : occasion précieuse de montrer aux enfants, sous une forme concrète, que l'histoire n'est pas toute faite, mais que nous pouvons tous contribuer à la recherche de la vérité.
Les thèses peuvent se résumer assez simplement :
Viollet-le-Duc faisait de l'abbaye de Cluny l'honneur d'avoir créé l'art roman, art exclusivement monacal. Les historiens contemporains ne vont pas aussi loin. Cependant deux éminents critiques, Émile Mâle et après lui Henri Focillon attribuent à l'influence de Cluny beaucoup des caractères de l'art roman, Marc Bloch le leur a reproché. Mais on doit admettre, au moins, avec MM. Aubert et Réau que l'église de Cluny est à l'origine de nombreux thèmes iconographiques romans : s'il n'y a pas un "art clunisien" il y a "une école clunisienne" ; les chapiteaux du chœur de Cluny étant antérieurs aux sculptures d'Autun, Vézelay, Moissac, Poitiers, Saint-Trophime et Saint-Gilles. Malheureusement, les conclusions d'ensemble restent caricaturales par suite de la destruction de l'abbaye-mère.
Dans ces conditions, les remarques qui suivent sont plutôt des déductions : aux élèves et à leurs professeurs d'exercer leur sagacité afin de franchir la limite entre l'hypothèse et la certitude.

A- La répartition sur la carte

Si Cluny n'impose pas son style comme le cas de Cîteaux, par contre on peut dire que partout où l'abbaye a essaimé, les églises romanes foisonnent : semblables aux abeilles porteuses de pollen, les clunistes transportent d'un lieu à un autre des thèmes et des méthodes.
D'ailleurs, la basilique de Cluny elle-même porte l'empreinte d'une synthèse entre le Nord (élévation) et le Midi (goût de la ligne horizontale). Donc rien de plus délicat que de déceler, dans un monument ce qui est proprement clunisien. Sans doute, la résistance de l'abbaye de la Grosne se manifeste surtout par le refus d'adopter le style clunisien : les moines d'Autun et Cluny ? ils dessinent aussitôt pour leur église un plan différent de celui de l'abbaye-mère. Mais n'est-il pas troublant que Vézelay, dans son ordonnance, ressemble à Saint-Martin d'Autun ?

B) Les abbayes

Dans son ensemble précisément, une abbaye clunisienne ressemble à toutes les abbayes bénédictines qui, elles-mêmes, dérivent des couvents syriens et que Cîteaux copiera à son tour : une cour entourée d'un cloître, des bâtiments annexes.
Mais l'église clunisienne, elle, recherche les murs élevés, dresse vers le ciel (orgueil ou acte de foi?) ses tours et ses flèches ; toujours au nord, elle protège l’ensemble du couvent des vents froids ; le chevet est long et arrondi ; le plan en forme de croix archiépiscopale, à double transept de longueur inégale, s'oppose à la netteté simple de l'église cistercienne. Construite pour les pèlerinages, elle se fait accueillante par les larges dimensions de son narthex ou de son porche, et adaptée aux processions liturgiques, elle permet une circulation aisée autour du sanctuaire. A Cluny même... (à suivre)