dimanche 28 octobre 2012

[hors sujet ] Pour une réforme de l'Enseignement historique (1928)



Un peu hors sujet...
mais un brin d'actualité en ces temps de discours assez vains sur l'enseignement de l'histoire-géographie dans nos collèges et lycées.
Madeleine, comme Robert auraient certainement réagi ! 

D'ailleurs Madeleine a évoqué cet épisode dans Mémoires pour deux p 38 :
"C'est aussi dans le Bulletin que nous fîmes nos premières armes de polémistes. Ce serait peut-être outrecuidant de ma part de dire qu'avant Lucien Febvre - et d'une plume moins truculente - nous nous prîmes à l'histoire événementielle ! mais nous avons appris à nos dépens que nos billets ou articles ne passèrent pas aussi inaperçus que nous le supposions !
Les lances que Robert rompit avec son collègue A.Paul ne menèrent pas le combat hors des limites de la prudence.
Il n'en fut pas de même dans nos polémiques avec Isaac et Hauser..."


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Bulletin de la Société des professeurs d'histoire et de géographie de l'enseignement public. (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32724427c/date)


      1-  Novembre 1928 n°57 - p 40-44
Robert Schnerb,  La crise de l'Enseignement Historique et Géographique.

2-      Mars 1929 n° 59 - p 160-163
André Paul, Un projet de réforme de l'Enseignement historique.

3-      Juin 1929 n°60 – p203-206

R. Schnerb, De la manière d'enseigner l'Histoire du Moyen Age aux jeunes élèves des lycées et collèges.
A. Paul, Courte réplique.

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Novembre 1928 n°57
La crise de l'Enseignement Historique et Géographique p 40-44

Le Bulletin abonde en excellents articles sur les programmes et les méthodes historiques et géographiques de notre enseignement. Tel voudrait développer l'étude des colonies françaises et n'a pas tort ; un autre propose la restauration de l'histoire ancienne dans les grandes classes et j'applaudis (à condition qu'il s'agisse d'élèves spécialisés dans les parties littéraires, comme au temps où existaient en 2nde et en 1e les sections A et B). Mais il me semble que ces collègues oublient un peu les difficultés de l'heure présente : l'augmentation du nombre des heures de classes (et voici les deux heures obligatoires de gymnastique !), la part modeste attribuée à nos disciplines par le nouveau règlement du baccalauréat, pour tout dire : la crise de l'histoire et de la géographie.
Car il y a crise ! Pour en démêler les causes, avant de condamner l'état d'esprit des élèves, au lieu de plaider pour la culture « désintéressée », faisons un retour sur nous-mêmes et demandons-nous plutôt si nous sommes « à la page ».
Désormais, les seules matières qui ne figurent pas à l'écrit de l'examen sont les nôtres .Je ne m'en plains pas : je constate.
Devons-nous accuser nos collègues des autres branches ? Examinons au contraire notre point de vue, nos arguments, nos armes : car nous devons mal nous défendre, pour être chaque fois repoussés sur nos positions premières et parfois au delà !
En vérité, un redressement n'est possible (s'il n'est pas trop tard car l’histoire en particulier est très menacée) qu'au prix d'un changement de méthode, procédant d'une modification dans notre conception de l'enseignement historique et géographique, de manière à aboutir à une refonte totale des programmes, de la classe de 6e à celle de philosophie.
Le cycle unique, adopté depuis 1923, ne tient aucun compte de l'âge du jeune auditoire auquel nous devons nous adresser.
Je prétends qu'il est difficile d'enseigner des périodes comme l'antiquité et le moyen âge à des gamins de 11 à 13 ans, qui ne sont même pas aptes à comprendre les institutions et le genre de vie du monde dont ils font partie. Aussi la plupart des maîtres sont-ils condamnés, dans ces classes, à raconter des « histoires », à recourir à l'anecdote, bref à passer sur tous les problèmes qui constituent le côté éducatif de nos disciplines.
De même, les programmes de géographie abordent la description de la terre par celle des pays les plus lointains et les plus différents du nôtre. Le procédé est aussi peu scientifique que possible ; ou bien, admettons que la géographie ne soit, dans ces classes, qu'un récit de voyages merveilleux, destiné à développer l'imagination de la jeunesse ; alors, négligeant le côté explicatif des phénomènes, nous devons présenter le visage des contrées les plus familières, pour évoquer ensuite, de proche en proche, la physionomie des pays les plus éloignés.
Il n'échappera pas non plus que le cycle unique a, au moins en histoire, cet autre inconvénient de repousser l'étude de la société contemporaine jusqu'aux grandes classes. L'élève qui quittera le lycée à la fin de la 3e ignorera tout du XIXe siècle et des institutions de la France actuelle !

L'adoption du cycle unique résulte, à mon avis, d'un renforcement de cette vieille idée que tout, dans l'histoire de l'humanité, se tenant, tout doit être étudié et su. La culture générale est confondue avec, la culture encyclopédique ; sous prétexte de ne tolérer dans les connaissances de nos élèves aucun « trou », nous les obligeons à étudier — et dans tous leurs détails "— des événements qui n'ont, aucune espèce d'influence sur la vie contemporaine. Nous demandons à leur mémoire l'effort de retenir des dates et des noms propres qui ne traduisent nullement l'évolution générale de l'humanité ! On peut constater avec effarement que des manuels récemment publiés par les meilleurs éditeurs puissent consacrer une centaine de pages à la guerre de Cent ans, pour ne citer que celle-là. Les élèves de 3e qui devront subir un récit de la bataille de Crécy en 94 lignes, se contenteront des 29 lignes que le Gallouédec et Maurette consacre à l'industrie des Iles Britanniques. Évidemment, il est plus important de savoir que Jean de Luxembourg, aveugle, a paru à la bataille de Crécy, que de connaître les méthodes de la manufacture anglaise actuelle ! Au hasard, je lis dans le Malet de 1e ces 4 lignes « effrayantes » qui se rapportent à Justinien : « ainsi l'Empereur intervint en Afrique pour renverser l'usurpateur Gélimer ; en Italie pour venger le meurtre de la régente Amalasonthe, fille de Théodoric ; en Espagne pour soutenir Athanagilde révolté contre le Roi Agila »
(page 50) ! Voici un texte entre une infinité d'autres. C'est lancer un défi au bon sens que d'écrire ainsi pour des enfants ! Et voilà une suffisante explication des Critiques qui font tant de mal à l'enseignement de l'histoire !

On discute à perte de vue, dans nos milieux, sur l'utilité de l'étude de l'histoire dans nos classes. Les uns penchent pour la considérer comme une éducatrice du citoyen, alors que d'autres veulent ne voir en elle qu'une discipline intellectuelle. La plupart sont au fond obligés d'admettre qu'elle n'a, par elle-même, aucune valeur propre. Il reste donc, que pour former le jeune Français, les seuls événements d'importance contemporaine comptent; d'autre part, il est évident que si l'on veut développer les facultés de la réflexion et de la mémoire, point n'est besoin de recourir à des périodes les moins connues et les plus éloignées de nous !
Je ne prétends pas proposer aux lecteurs du Bulletin un plan nouveau, complet et original. Je soumettrai seulement à leur examen quelques idées étayées sur des exemples.

Je désirerais tenir un compte plus exact de l'âge des élèves (1) ; je voudrais aussi sérier les problèmes, de façon à ne donner de l'importance qu'aux parties qui en ont réellement et à diversifier les méthodes en tenant compte des questions à traiter.

C'est ainsi que je distinguerais :
1- la reconstitution des Civilisations (genres de vie, coutumes, culture et art) sous une forme aussi parlante que possible. Ces questions seraient traitées dans la forme prévue pour les travaux pratiques et l'histoire de l'art : textes, gravures du temps à l'appui, projections ;

2° l'étude de l'organisation des sociétés contemporaines.
Remontant pour la France par exemple, aux XVIe, XVIIe siècles — sans faire l'histoire des règnes et des guerres — on rechercherait les origines des institutions monarchiques et de la société française d'ancien régime, afin de mettre à même l'élève de comprendre par quels changements politiques et sociaux la Révolution et le XIXe siècle ont donné la France actuelle. Il faudra évidemment décrire l'économie du XVIIe et du XVIIIe siècles, pour préciser le milieu dans lequel la grande transformation industrielle s'est produite, et pour faire mesurer les conséquences que cette dernière a eues sur la vie de l'humanité. Mais on détaillera moins la vie des anciennes corporations que le système des trusts et des syndicats. De même le renversement des alliances de 1756 ne sera plus envisagé en quelque sorte en lui-même, mais illustrera seulement les procédés diplomatiques du XVIIIe siècle. Ainsi les conflits de notre temps seront d'autant mieux mis en lumière que les programmes n'auront pas subi le poids des guerres de Louis XIV et de Louis XV, dont on aura simplement indiqué les caractères et les résultats !

(4) A signaler certains manuels de Sixième rédigés comme ceux de Première.

3° il sera loisible de faire une plus large part à la géographie traitée jusqu'à présent en parente pauvre. Que les historiens se rassurent : ils admettent fort bien la géographie de l'histoire ; de même les géographes auront recours plus souvent aux faits d'ordre historique pour expliquer la physionomie du monde actuel. C'est ainsi que, pour les colonies françaises, l'histoire de leur fondation rejoindra la géographie de leur aspect et de leurs ressources présentes dans un tableau général à la fois plus concentré et plus complet (1). Il en sera de même pour l'Empire Britannique. Lorsque le professeur traitera les Pays-Bas et leurs établissements de l'Insulinde, il retracera le passé commercial de la République des Provinces-Unies, etc.

Je concevrais deux cycles envisagés chacun de la manière suivante :

a) de la 6e à la 4e :
1° 1 heure de travaux pratiques, de projections, etc., sur la civilisation et l'art, de l'antiquité et du Moyen Age (monuments, genres de vie, etc.) ;
2° 1 heure d'histoire de l'Europe et du monde depuis le début des Temps Modernes jusqu'à nos jours (on commencerait en 6e comme jadis en 2° avant la réforme de 1928, et on pousserait jusqu'à la Grande guerre, sans insister sur les détails ; ce serait une élude des grands faits ; si bien qu'à la fin de la 3e, un ensemble sommaire aurait été enseigné, à la portée des plus jeunes, et embrasserait déjà toute l'histoire;
3° en géographie, une étude générale de la France, puis de l'Europe, et ensuite des principaux Etats du reste du monde (1 heure) ;

b) de la 3e à la 1e :
1° 1 heure d'exercices et de projections sur les monuments, la civilisation des temps modernes et contemporains, du XVIe siècle ;
2° 1 heure sur l'histoire proprement dite de l'Europe et du monde contemporains, la classe de 3" étant consacrée à l'étude de l'ancien régime (XVI-XVIII siècles) ; celle de 2e à la Révolution et à l'Empire ; celle de 1e à la période dé 1815 à 1871 ou 1914 ;
3° en géographie, on ferait 2 ans d'études générales (2) ; en première, on aurait 2 heures pour faire la géographie de la France et de ses colonies.
— Enfin, en philosophie et en mathématiques, on disposerait des 3 heures et demie prévues pour
traiter ; en histoire (2 heures), les origines de la guerre de 1914-1918, cette guerre, ses conséquences, les institutions actuelles de la France et du monde : éléments de droit international et de droit public ; en géographie, 1 heure et demie pour étudier les grandes puissances et leurs empires coloniaux.

(1) On ne fera plus la géographie des colonies en Première durant deux mois, avant d'avoir étudié l'histoire du domaine colonial français, réservée à là classe de Philosophie !
(2) Chacun sait combien est insuffisante la géographie générale réservée à la seule classe de Seconde.

Les coefficients au baccalauréat devraient être révisés de manière à réserver une place plus convenable à la géographie.

Si les classes d'humanités étaient reconstituées en 2e et en 1e, nous demanderions l'heure et demie consacrée jadis à l'histoire ancienne (en fonction des textes grecs et latins).

On remarquera que ce projet ne prévoit pas d'augmentation du nombre des heures réservées à notre enseignement ; qu'il allège singulièrement les programmes d'histoire et place dans le domaine des exercices pratiques tout ce qui ne fait pas l'objet de cours à proprement parler. Ainsi les civilisations antiques et médiévales seront vues d'une manière vivante et agréable ; les siècles qui précèdent immédiatement le nôtre se trouvant, étudiés d'une façon rapide dans les petites classes et plus approfondie dans les grandes. La géographie descriptive parlant du mieux connu pour aller au moins connu conviendra aux débutants ; deux années de géographie générale formeront sérieusement les élèves et leur permettront de s'initier à la géographie explicative des grandes classes.
Je sais qu'il pourra être malaisé de réaliser un pareil plan.
Certains me reprocheront de sacrifier le Moyen-Age ; je vais au devant de cette, critique en prenant position nettement : jadis on n'osait pas dépasser 1789 ; il nous appartient de déblayer le terrain derrière nous avec hardiesse, au contraire. Nous n'entendons rejeter pour autant aucune tradition ; mais il nous apparaît nécessaire de ne retenir, encore une fois, du passé quece qui est susceptible d'éclairer le présent.
Il me serait agréable de voir mes collègues s'intéresser à la chose. C'est au sein de la Société que des idées pourront être échangées, le Bulletin étant une tribune libre ; un mouvement ne pourra se dessiner que de cette manière. En toute bonne foi, je pense qu'il y a crise, menace, et qu'il faut moderniser nos méthodes. Il y va de notre avenir dans l'enseignement secondaire, et n'oublions pas que nous contribuons dans une certaine mesure à faire la bonne ou la mauvaise fortune de ce dernier.
R. Schnerb (Clermont-Ferrand).

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Mars 1929 n° 59 - p 160-163
Un projet de réforme de l'Enseignement historique

Fort en retard dans le dépouillement du Bulletin, nous venons seulement de lire l'article que M SCHNERB, professeur à Clermont-Ferrand, consacre à la refonte dès programmes d'histoire et de géographie. Son dernier paragraphe invitant les lecteurs à la contradiction, nous lui soumettrons quelques remarques. L'article contient, d'ailleurs, d'excellents aperçus ; il est, par exemple, fort raisonnable de mener de front l'étude historique et géographique des colonies. La chose peut se faire dans le régime actuel, en faisant précéder d'une courte introduction historique l'exposé géographique ; c'est ainsi que nous procédons ; elle peut se faire aussi en suivant les suggestions de M. SCHNERB relatives à un remaniement des horaires et des programmes. Mais, de réformiste, le professeur du lycée Blaise-Pascal devient aisément révolutionnaire, et, comme beaucoup de révolutionnaires, il est moins neuf qu'il ne l'imagine.
Ce n'est pas d'aujourd'hui, en effet, qu'on estime indispensable de présenter l'histoire moderne et contemporaine, de préférence à toute autre, à nos jeunes gens. A quelques exceptions près, du XVIe siècle au début du XIXe, on a méconnu le moyen âge. Après la Révolution, que d'esprits jeunes, sinon de jeunes esprits, ont adoré le soleil de 1789 comme les vieux Egyptiens adoraient Horus, radieux soleil levant surgissant de la nuit, éclipsant, au moins pour un jour, l'astre terni d'Osiris, juste propre à éclairer vers l'occident le séjour des morts. Enseigner l'histoire du moyen âge, époque où l'on osait s'appeler Amalasonthe et Théodoric, témoigne vraiment d'un esprit réactionnaire.
Cependant, M. SCHNERB consent à l'étude des civilisations antique et médiévale et les illustre, en bon pédagogue, de projections. Nous l'en félicitons. Les élèves de 6e, de 5° et de 4e sauront qu'il existe un reste d'oppidum gaulois à Gergovie, visiteront sous la conduite de leur professeur Notre-Dame du Port et la cathédrale de Clermont, contempleront avec un saint respect les ruines prestigieuses du château de Murols, mais devront ignorer que César a conquis la Gaule, que le pape Urbain II a prêché la première croisade et que Louis VI le Gros a guerroyé en Auvergne, — faits divers et surérogatoires de l'histoire politique.
Autrement dit, les élèves de Clermont-Ferrand et autres lieux auront des aperçus économiques, artistiques, religieux peut-être, sur le moyen âge et sur l'antiquité, mais seront dispensés de connaître le cadre des images qu'on leur montrera. Nous aimons à croire que M. SCHNERB a circulé quelque peu en France et peut-être à travers l'Europe. S'il visite le château des papes d'Avignon, nous lui conseillons d'oublier aussitôt l'attentat d'Anagni, bien inutile à l'intelligence de l'art militaire du XIV° siècle. S'il a l'occasion de voir Prague et de franchir la Vltava, qu'il néglige radicalement le règne de l'empereur Charles IV dont il foulera le pont, et s'il s'entretient avec des Tchèques, qu'il n'omette pas de leur dire que la mort à Crécy de Jean de Luxembourg manque totalement d'intérêt. Les Tchèques sont gens d'esprit très moderne et féliciteront le touriste français de s'être affranchi des vieilles traditions.
M. SCHNERB admire les arbres, goûte leur ombrage et néglige leur croissance. Le Parlement britannique est, sans doute, une belle chose, mais celui qui contemplé à Londres la majesté symbolique de ses bâtiments la comprend-il tout à fait s'il ignore les étapes de cette institution, depuis Jean Sans-Terre jusqu'à Edouard III, en passant par le roi Henri des Statuts d'Oxford ? Et l'histoire de notre Parlement judiciaire français n'est-elle pas plus vivante si l'on voit ce modeste corps naître vers 1250, grandir sous le roi légiste, se ramifier durant tout le XIVe siècle et dominer depuis, de sa forte et haute silhouette, les rives de la Cité ? Dans sa bonne foi, M. SCHNERB se condamne lui-même : « II nous apparaît nécessaire, écrit-il, de ne retenir du passé que ce qui est susceptible d'éclairer le présent ».

Alors, mon cher collègue, retenez l'antiquité, retenez le moyen âge, car les temps modernes ne sont pas sortis brusquement de l'œuf du bon Christophe Colomb auquel vous faites à peu près commencer l'histoire. Si l'idéal consiste à se promener à travers les monuments historiques sans savoir où, quand et comment ils ont surgi, nous souscrivons à votre réforme. S'il faut, au contraire, s'efforcer d'observer la formation et le développement d'une institution politique avant de l'examiner dans SA maturité, nous retenons notre adhésion. L'histoire de la civilisation, que vous cherchez à maintenir, est liée à l'histoire proprement politique ; Philippe-Auguste est inséparable de ses baillis ; Philippe le Bel, de ses légistes ; la reconquête de la France par Charles VII, des compagnies d'ordonnance.
M. SCHNERB ne tomberait-il pas sans le vouloir dans le préjugé courant qui ramène l'histoire à des faits et à des dates, sans plus? Les coups de boutoir du physicien Bouasse exécutaient sommairement l'histoire ainsi conçue : « un nom, un lieu, une date ». Admettons le reproche. Mais qu'y a-t-il sous ce nom, sous ce lieu, sous cette date ? Est-il indifférent que la retraite de Russie ait eu lieu en hiver, et la capitulation de Dupont à Baylen un 25 juillet ? Il s'agit de solliciter le nom, le lieu, la date, et d'en exprimer nettement le contenu. Le nom, mais c'est la personne même, et qui dégagera les grandes personnalités sinon l'historien ? M. SCHNERB consent à laisser vivre celles des temps modernes et contemporains ; l'histoire devient intéressante à partir de 1500 environ ; alors tant pis pour Charlemagne et tant pis pour Jeanne d'Arc ! Jeanne d'Arc jugée périmée en histoire... après cela, on peut tirer l'échelle !
Et sans nous attarder à l'apologie des âmes jeunes et pittoresques du moyen âge, disons combien toutes ces distinctions : antiquité, moyen âge, temps modernes, histoire contemporaine...
sont relatives. Le philosophe Brunschvicg voulant un jour expliquer à son jeune fils les grands âges de l'humanité lui disait : « Tu vois, nous par exemple, nous appartenons à l'histoire contemporaine ». — « Oh, toi papa, répondit le petit garçon, tu appartiens plutôt aux temps modernes. » Sommes-nous sûrs que nos élèves ne soient pas dans leur élément naturel en étudiant le moyen âge? C'est par excellence l'époque simpliste, outrancière, spontanée, charmante vue d'un peu loin, qui leur convient.
Nous avouons avoir une autre conception de l’enseignement historique que notre collègue de Clermont. Nous avons jadis combattu le régime des cycles et modestement prêché le retour à l'histoire continue (1). Nous n'aimons pas plus que M. SCHNERB les noms compliqués des souverains assyriens et des contemporains de Chilpéric. Mais évoluons-nous plus à l'aise dans la nomenclature des Andes ou de l'Asie centrale ? On apprend un certain nombre de faits et de noms comme on apprend l'orthographe et la règle des participes, mais sur ces faits on construit, comme à l'aide de la syntaxe, on rédige. Loin de faire tomber de grands pans du programme, nous en ajoutons parfois. Nous venons de consacrer en 6e deux leçons à l'Inde antique et deux à la Chine ; une surcharge analogue nous a permis, l'an dernier, d'emmener une douzaine d'élèves férus d'exotisme au musée Cernuschi. Nous avons enseigné la préhistoire avant qu'elle fût au programme de 6e (2). A tort ou à raison, nous estimons que l'enfant doit avoir l'impression de grandir .avec l'humanité dont il apprend l'histoire tout entière.
En définitive, nous regrettons de nous séparer aussi nettement d'un collègue qui, pour sauver l'histoire, veut faire très large la part du feu. Pas plus que lui, nous ne souhaitons une accumulation de détails qui nous arrêteraient, comme les jeunes Nozière et Fontanet, devant l'ombre de Teutobochus ; mais nous croyons qu'il y aurait une sorte de prévarication dans la rupture avec les siècles les plus nombreux, et les plus riches peut-être, du passé de notre pays et de la grande famille humaine.

A. Paul.

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De la manière d'enseigner l'Histoire du Moyen Age aux jeunes élèves des lycées et collèges

juin 1929

Dans un article paru au Bulletin de novembre 1928, j'ai essayé de montrer comment, à mon sens, les programmes d'histoire et de géographie pouvaient être révisés de manière à ménager les élèves et à dégager du passé les seuls faits et idées qui font comprendre la société actuelle. Je savais qu'il y aurait des collègues qui protesteraient au nom du Moyen âge sacrifié ; M. PAUL m'a répondu en effet et je l'en remercie. Mais, puisque mon courtois « contradicteur » estime que sa « conception de l’enseignement historique » est différente de la mienne, il ne trouvera pas mauvais que je précise mon point de vue.
Je me bornerai d'ailleurs, pour ne pas encombrer les colonnes du Bulletin, à reprendre quelques-uns des arguments qu'il m'oppose. Je ne retiendrai pas l'épithète de « révolutionnaire » qu'il me lance spirituellement ; je n'ai jamais prétendu que les médiévistes fussent a priori des « réactionnaires » et je n'ai pas cru non plus innover, en demandant le retour, dans une certaine mesure, au double cycle. Si M. PAUL me place aux côtés de M. BOUASSE, il voudra bien reconnaître que j'ai sur le professeur de physique, précisément la supériorité d'apprendre à la jeunesse, ces noms, ces lieux et ces dates, qu'elle assimile peu volontiers. J'ajouterai immédiatement qu'en combattant la méthode, qui consiste à raconter dans leurs détails les batailles de la guerre de Cent ans et les luttes du Sacerdoce et de l'Empire, je n'ai jamais prétendu que les péripéties des guerres de Trente ans, de Sept ans, ou même de 1870, fussent par elles-mêmes « intéressantes ».
Où M. PAUL abonde dans mon sens, c'est lorsqu'il élargit l'horizon de l'histoire scolaire. A juste raison, il traite l'Inde et même la Chine en 6e ou en 5e ; et je suppose qu'il montrera à ses très jeunes auditeurs qu'il existait dans les siècles qui correspondent à notre Antiquité classique d'autres civilisations que celles qui gravitaient autour de la Méditerranée. Ce seront les aspects de ces civilisations qu'il envisagera sans aucun doute ; il fera ressortir en somme ce qui, dès cette époque, confère à l'Inde et à la Chine leurs caractères spécifiques presque permanents. Il retiendra donc « du passé ce qui est susceptible d'éclairer le présent » ; il passera assez vite sur les dynasties T’SIN et MAURYAS. La seule crainte que j'éprouve est que, pour gagner du temps, M. PAUL ne sacrifie les batailles de la guerre du Péloponèse ou les multiples épisodes des guerres civiles qui ont mis fin à la République romaine !
Certes, il n'est pas « indifférent que la retraite de Russie ait lieu en hiver » et M. PAUL de citer triomphalement cet exemple, qui prouverait, à l'en croire, et irréfutablement, l'importance de la date. Mais où mon collègue a-t-il pris que je veuille supprimer sans discernement toutes les dates ? Qu'il se donne la peine d'ouvrir le nouveau manuel d'ISAAC-MALET, classe de 4e! — d'ailleurs fort bien compris — et il notera, pour la seule campagne de Russie, sept dates au moins (de la page 367 à la page 372) : ce sont là précisions utiles pour qui voudra suivre de près l'expédition, dans laquelle la fortune napoléonienne a sombré ; mais il paraîtrait inconcevable qu'un professeur veuille les imposer à ses élèves. C'est ce qui m'amène à affirmer à nouveau, par analogie, que des dates, comme celles des batailles de Crécy et de Poitiers ou celles des avènements et morts des Capétiens, présentent, certes, un intérêt d'érudition, mais non pas, à coup sûr, un intérêt éducatif.
Lorsque je propose, pour l'Antiquité et le Moyen Age, dans les petites classes, des leçons basées sur la vue directe des monuments et des souvenirs, je persiste à croire que je me mets à la portée des enfants et que j'entreprends de leur donner des impressions sensibles beaucoup plus que des connaissances encyclopédiques. Et puis, je ne vois pas pourquoi, à propos du palais d'Avignon, il serait interdit de montrer les circonstances dans lesquelles les papes ont été amenés à s'y installer ; de même, le professeur du lycée de Dijon fera-t-il visiter le palais des ducs de Bourgogne sans expliquer préalablement ce qu'étaient ces « grands ducs d'Occident » ? et le maître qui enseigne à Clermont-Ferrand ne donnera-t-il pas sur l'art roman des indications générales, avant de conduire ses élèves à N. D. du Port ? II n'est point question de « s'affranchir des vieilles traditions » ; il s'agit de s'adresser à l'imagination des enfants et de ne retenir de l'époque médiévale que ce qui paraît être encore vivant à leurs yeux, et concret. Le programme que je conçois ne comportera donc pas l'histoire générale du Moyen Age, mais il indiquera les leçons à faire sur les aspects les plus saisissants de ce temps ; il laissera même au professeur une certaine latitude pour procéder à un choix entre ces leçons, compte tenu des ressources locales.
Mais, voici qui me trouble vraiment. Se peut-il que les Tchèques reprochent à leurs visiteurs français d'ignorer la mort de Jean de Luxembourg à Crécy ou les grandes actions de l'Empereur Charles IV ? « Gens d'esprit très moderne », les habitants de Prague regretteront peut-être que leurs hôtes ne soient pas de érudits, mais ils se feront un plaisir de les renseigner ou de leur vendre plutôt des guides fort bien faits. Par contre, ils pourront trouver curieux qu'on soit si mal renseigné en France, dans les milieux cultivés, sur la nation tchécoslovaque actuelle et les différentes formes de son activité ; ils s'étonneront que leurs amis confondent si facilement Slovaques et Slovènes et ignorent tout de la Silésie de Teschen ou du port de Bratislava. Il faudra donc leur expliquer que les programmes scolaires sont si bizarrement compris dans les lycées et collèges français que le monde contemporain y est étudié dans la seule classe de Philosophie, tandis que les pharaons, les empereurs romains, les khalifes et les féodaux sont à l'honneur durant trois années au moins.
Il est possible que le Moyen Age soit « par excellence l'époque simpliste, outrancière, spontanée, charmante, vue d'un peu loin ». Mais vraiment, vous êtes bien heureux, mon cher collègue, d'avoir des élèves qui comprennent si facilement les « simplistes » institutions seigneuriales et admirent aussi les « charmantes » mœurs des barons-brigands. Regardons le Moyen Age de loin, comme vous l'avouez vous-même. D'ailleurs, pourquoi le jugerions-nous, alors qu'il nous appartient seulement d'expliquer ce qu'il en subsiste ?

Un de mes maîtres disait un jour à la classe de 4e dont j'étais : « il faut et il suffit qu'il reste d'une leçon d'histoire une impression, une seule, mais lumineuse ; les détails peuvent s'oublier : il sera aisé de les retrouver plus tard, ne serait-ce, que dans les dictionnaires. » Je n'aurai pas d'autre conclusion; j'applique plus particulièrement cette manière de voir aux périodes historiques qui, très éloignées de nous, sont enseignées aux élèves les plus jeunes. C'est pourquoi j'ai demandé la réforme contre laquelle vous vous insurgez, et c'est aussi pourquoi voire argumentation ne m'a pas convaincu.

Robert Schnerb.

***

COURTE RÉPLIQUE
Mes arguments n’ont pas convaincu M. Schnerb, je m'en étonne d'autant moins qu'il n'y avait pas d'argument proprement dit dans mes simples observations. Avec beaucoup de collègues sans doute, je trouvais étrange que M. SCHNERB fit commencer l'histoire à la Renaissance ; le précurseur de cette réforme ne réédite pas d'ailleurs son paradoxe dans sa réponse. Il admet bien qu'on aborde un peu l'histoire politique à propos des civilisations antique et médiévale. M. SCHNERB dira par exemple à ses élèves : « nous parlons, une langue dérivée du latin... à propos, un conquérant appelé César a jadis occupé la Gaule ! » Nous préférons mettre les bœufs devant la charrue et, d'une façon générale, dégager un peu l'enchaînement des faits, sachant que la majeure partie de nos élèves raisonne assez piètrement.
Peut-être, après avoir lu M. SCHNERB et convaincu par ses arguments, laisserai-je tomber les hauts faits d'Assurbanipal et les dynasties chinoises, d'autant mieux que je n'ai, personnellement, jamais retenu les uns et les autres ; mais longtemps sans doute, l'ensemble des professeurs d'histoire — M. SCHNERB compris, — continuera d'enseigner les grands traits de toute l'histoire passée.
Dans une controverse déjà longue nous ne défendrons pas davantage le Moyen Age dédaigné par tant d'esprits modernes ; il n'a d'ailleurs pas besoin de notre apologie pour rester une époque de jeunesse merveilleuse par l'imagination, le cœur et l'esprit. Il a eu des seigneurs-brigands, soit, mais M. SCHNERB éprouve-t-il plus de sympathie pour Landru que pour Gilles de Raiz ? Y a-t-il vraiment lieu d'être très fiers de notre moralité contemporaine et de regarder avec pitié, au nom du siècle de la 4e vitesse, une période où la vie intérieure a tenu quelque place ?
Sans doute n'avons-nous pas à juger favorablement ou non le passé, mais le seul rôle que lui attribue M. SCHNERB, d'avoir préparé le présent, nous paraît bien trop étroit. Le passé a son intérêt (archéologique, pittoresque, philosophique) en lui-même et c'est précisément son originalité, son contraste avec le présent, sa note propre, qui nous paraissent appartenir essentiellement à l'histoire enseignée comme à l'histoire vécue.
Que retiendra-t-on d'ailleurs dans la préparation du présent ?
Le positiviste laissera choir bientôt le passé religieux ; l'historien économiste, l'art, etc.. Ce sera donc, par un détour, juger encore le passé. Nous croyons mieux faire en le conservant, intégral, dans la mesure du possible.



[1] A. Paul - Lycée Carnot, Paris ; R. Schnerb, Lycée Blaise Pascal Clermont-Ferrand

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