mardi 17 juillet 2012

Le Jérôme Carcopino de Madeleine...

Début 1941, les Schnerb sont désormais à la retraite par application du statut des juifs ; n'ayant toujours pas touché leurs pensions, Madeleine écrit à Jérôme Carcopino, devenu le 24 février 1941 secrétaire d’État à l’Éducation nationale et à la Jeunesse. Elle espère être écoutée "d’un professeur qui l’a préparée à l’agrégation à Sèvres et qu’elle a beaucoup admiré... " Il lui a répondu de manière « affectueuse » en l’invitant à Vichy !"


Des années plus tard, juste avant sa mort, dans une sorte de testament spirituel à l'intention de sa famille, Madeleine a raconté  son "Jérôme Carcopino".

« Je tiens à dire dès l'abord que Jérôme Carcopino, notre "Carco" bien qu'il eût été ministre de Vichy reste pour moi un ami par le cœur par une sorte d'affinité que je ne renie pas.


 [...] Il faut dire qu'alors les promotions d'historiennes à Sèvres était fort réduites. Le hasard du placement à la fin de la deuxième année d’École faisait de moi la "cacique" de la promotion, en jargon estudiantin, le cacique était le chef de classe : je fus donc amenée à avoir des rapports directs ou épistolaires avec les professeurs. Ces professeurs venaient pour faire travailler six Sévriennes en vue de l'agrégation : l'école de Sèvres était alors vraiment à Sèvres, il fallait donc que les chargés d'un cours à Sèvres empruntent au Louvre un tramway qui passait devant le Trocadéro, traversait le Pont de Sèvres pour aboutir à la belle allée qui conduisait à l'ancien château de la Pompadour où logeaient et travaillaient les Sévriennes.



Il était donc normal que nos rapports entre élèves et professeurs soient relativement intimes. Néanmoins l'éloquence de Carco ne tenait pas compte du petit nombre des auditrices. Ses convictions l'emportaient. je n'ai jamais oublié les démonstrations persuasives qu'il fit autour des défenses de Carthage. Son idée maîtresse à propos des conquêtes de la République romaine était que les proconsulats conduisaient fatalement les chefs de guerre rendus prestigieux par leurs victoires à s'imposer comme chefs tout court de la République.

Il est évident que Carco avait un faible pour le chef par excellence que fut Jules César. A la fin de notre troisième année, à la veille de l'agrégation il nous convoqua à son domicile, 8 rue Garencière, pour nous parler de Jules César. Il lui arriva de dire "César et moi" avant de nous livrer entre les mains de sa charmante belle-mère, Madame Hillemacher qui nous offrit une tasse de thé. Ce cours terminal lui était d'autant plus cher qu'à l'occasion des louanges décernées à César il avait décoché encore des flèches contre sa bête noire, Cicéron, l'orateur des Verrines et des Catalinaires. Pour Carco le grand orateur Cicéron était le type exécré du rhéteur qui se paie de mots et n'agit pas. Dès lors, l'historien scrupuleux, qu'était Carco dérivait vers une subjectivité historique que personne ne peut nier. Dès lors en cette année 1925 il se faisait l'admirateur de Mussolini qui incarnait à ses yeux le Césarisme : Carcopino était donc fasciste.


  Mais son fascisme était vraiment du fascisme : jamais Carcopino ne se serait reconnu dans le racisme nazi. Ce Méditerranéen n'aurait jamais pu assimiler racisme antisémite qui a été à la base de l'Hitlérisme. S'il entra au ministère vichyssois c'est qu'il a cru naïvement pouvoir sauver des élites juives parmi lesquelles son grand ami Marc Bloch, il fut probablement très vite détrompé, on sait le sort qui attendait tous les Juifs de toutes catégories. Précisément en 1940 Robert Schnerb et moi nous ne nous faisions plus aucune illusion. Robert, étant allé à Vichy vers le mois d'août voir notre ami l'inspecteur général Jules Isaac, me revint à Coudes abasourdi tant cet homme si clairvoyant semblait encore espérer en Pétain et son entourage. Moi-même j'avais écrit à Jérôme Carcopino en centrant mon propos autour de nos enfants qui ne pouvaient comprendre ce qui nous arrivait. Il me répondit très affectueusement et m'invita à venir le voir... Je n'attendais d'ailleurs rien de lui ... Quelques jours après cet échange de lettres j'appris qu'il s'était démis de ses fonctions à Vichy. Il avait compris. Pourquoi avais-je éprouvé le besoin sans rien quémander d'écrire à notre Carco ? A Sèvres en effet j'avais éprouvé pour lui, et je n'en ai nulle honte, une sorte d'admiration affective.


Une raison toute matérielle, j'étais à Sèvres la seule détentrice d'un kodak, j'avais le privilège de faire fonction de photographe de ma promotion et mêmes d'autres promos. La coutume voulait que l'on invitât les professeurs une fois l'an à venir prendre le thé à l'école avec leurs proches ou seuls. A une époque où les professeurs n'étaient pas encore motorisés c'était une sortie pittoresque, Carco fut tout réjoui de venir avec sa femme, sa fille Françoise et deux de ses garçons, il se prêta volontiers aux photos de famille. Il visita notre jardin japonais et notre parc.

Carco, sa femme, sa fille Françoise et deux de ses garçons (?) avec les six candidates sévriennes à l'agrégation
  C'était quelques semaines avant l'agrégation. Carcopino comptait beaucoup sur mon succès car durant l'année scolaire il avait beaucoup apprécié mes travaux. Ce succès... je l'obtins. C'en était fini avec les concours. J'étais la cinquième de la liste de six élues dont deux Sévriennes seulement! Je ne fus pas peu surprise que Carco en me félicitant exprimât son étonnement que je ne fûs pas en tête de liste ! [...]

Après mon entrée dans la carrière nos relations entre Carco et moi s'espacèrent et prirent une autre tournure, surtout quand Robert Schnerb fit figure de critique compétent dans les colonnes de l’Information Historique. Carco nous dédicaça affectueusement tous ses livres... On sait par ailleurs ce qu'il lui advint entre 1940 et 1950... En 1962 il m'écrivit combien il avait été honoré des appréciations flatteuses portées sur ses œuvres par le juge sévère et compétent qu'était Robert Schnerb.



J’allais revoir cet ancien "collabo" devenu académicien vers 1963 rue de Babylone. Je le trouvais diminué physiquement, mais toujours avec ce même regard malicieux et affectueux derrière ses verres. [...] »

La Madeleine que j'ai connue et lue (voir Mémoire pour deux) a souvent eu la dent autrement  plus dure à l'égard de tant de professeurs d'université que dans cette évocation plus qu'affectueuse de son maître ! Le travail de Sophie Corcy-Debray donne une toute autre image de l'historien :

"Nommé recteur intérimaire de Paris le 13 novembre 1940, puis secrétaire d’État à l’Éducation nationale et à la Jeunesse le 24 février 1941, il est placé devant l’alternative suivante : appliquer, et parfois en tant qu’homme de pouvoir, aggraver la législation d’exclusion, ou bien refuser, c’est-à-dire démissionner. Or s’il met souvent sa démission en jeu pendant les mois passés à Vichy, Jérôme Carcopino ne la propose jamais pour les lois d’exclusion. En tant que recteur, il a menacé par trois fois de démissionner,... .
L’historiographie apprécie d’ailleurs de façon contradictoire sa responsabilité dans leur application. Wilfred Halls et Pierre Giolitto modèrent plutôt son rôle dans l’épuration administrative, la persécution des Juifs et des francs-maçons, alors que Marrus et Paxton et surtout Claude Singer considèrent son action comme particulièrement néfaste [...]" (http://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2002-4-page-91.htm)

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