mercredi 2 mai 2012

Visites aux abbayes cisterciennes de France (suite)

Visites aux abbayes cisterciennes de France (suite)


IV. - Les caractères de l'art cistercien à travers les principaux édifices

a. L'église. Pour nous, le style ogival est lié à la vision des hautes nefs. Or la voûte gothique a été mise en honneur par l'ordre de Cîteaux (à Noirlac, puis à Pontigny) pour réagir contre l'orgueil des églises clunisiennes, voûtées au berceau. L'art roman cherchait toujours à s'élever de plus en plus haut, grâce à la hardiesse de ses tours et à la solidité de ses arcs-doubleaux. L'église cistercienne, très longue, rampe dans la vallée avec laquelle elle tend à se confondre. Saint Bernard interdit les tours de pierre et aucune tour de bois ne subsiste, si bien que l'église se fait encore plus modeste qu'elle n'était au XIIe siècle. Elle ne se laisse pas apercevoir de loin comme la Chaise-Dieu ou La Charité !  Rien de dominateur; rien de chatoyant non plus : ni vitraux de couleurs, ni chapiteaux historiés, ni culs-de-lampe ouvragés. Maintenant que les vitraux blancs et que les ornements du culte ont presque partout disparu, l'impression de pureté donnerait presque le frisson.
Le chevet carré (les chevets arrondis sont postérieurs à la grande époque cistercienne) exclut les chapelles rayonnantes : l'officiant doit regarder vers Jérusalem, et jamais le culte de se sacrifie à l'art ; s'il y a cependant des chapelles, la fenêtre est percée à l'est, sans souci de symétrie ou d'harmonie. le chœur s'agrandit pour abriter parfois jusqu'à trois cents moines.
Le mur que les grands architectes de Reims ou d'Amiens se sont comme appliqués à faire oublier, le mur s'impose aux yeux : jamais le constructeur (souvent l'abbé lui-même) n'a cherché à le dissimuler. Point de triforium; les oculi donnent un éclairage assez direct qui s'accorde avec la sincérité cistercienne. La voûte retombe non sur de sveltes colonnettes, mais sur de gros piliers, comme si l'architecte avait craint d'aller jusqu'au bout du système ogival. D'ailleurs, nulle coquetterie pour cacher la coupure brutale entre la partie supérieure et la partie inférieure du mur.


Cependant, cette sévérité même ne manque pas de grâce : la sobriété voulue des chapiteaux et des culots oblige à un dessin ferme, capable de plaire à qui aime les formules classiques ; la rose, suprême élégance de cet art austère, y introduit un charme discret avant de s'épanouir sur les façades de nos grandes cathédrales.
Le visiteur errant dans cet nef basse, froide, blanche, rencontre un escalier qui réunit le dortoir des pères à l'église. Aucun détail ne nous dit mieux le rôle essentiel joué par les offices dans la vie du moine : la nuit, en plein sommeil des hommes et des choses, il entend la clochette agitée par des pères qui encore à demi endormi sur sa paillasse, appelle ses frères à la prière commune. Alors commence, pour les habitants du couvent, une journée de dix-sept heures.

b. Le cloître n'est pas toujours contemporain de l'église, preuve que l'abbaye ne s'est faite que lentement, en rapport avec sa prospérité. Il en est de même de la salle capitulaire (ce sera une occasion précieuse que de faire saisir sur le vif aux jeunes visiteurs l'évolution d'un style). A mesure que la règle monacale se fait moins rigide, les enseignements du fondateur s’oublient, l'architecte se laisse aller à la recherche du beau pour le beau (regarder différents chapiteaux, comparer l'église au cloître, comme à Noirlac).

c. Dans les autres partie du couvent. Au réfectoire, souvent vide maintenant, on montrera la chaire du lecteur qui, même à l'heure des repas, s'appliquait à rendre Dieu présent. Une visite à la chaufferie (près de la bibliothèque), la seule pièce chauffée, donne une preuve nouvelle de la sévérité de la règle. Le lavabo, face à l'ouverture du réfectoire, évoque les ablutions liturgiques.
La distance entre les deux dortoirs souligne la différence entre pères et frères convers : les premiers se voulaient au service de Dieu et, sans mépriser le travail manuel, se consacraient surtout aux prières ; les frères convers ou frères barbus, ignorants pour la plupart, dispensés d'une partie des obligations spirituelles, soumis à une règle plus souple, devaient pourvoir au gros du travail, dans les champs et les ateliers. Serfs des pères, ils ne cohabitaient pas avec eux.


 Près du dortoir des frères se trouve souvent le cellier, témoignage architectural de la richesse des abbayes qu'ils convient de signaler à cet endroit : on sait que l'abbé de Pontigny disposa à la fin du moyen âge de soixante arpents de prés, de nombreux domaines et métairies, des dîmes sur les vins et les grains de huit villages, des droits seigneuriaux dans six villages. Aux Vaux-de-Cernay, sont conservées le pierres tombales des abbés qui avaient la dignité d'évêque : la crosse tournée vers l'intérieur rappelle que le droit de justice de ces seigneurs ecclésiastiques s’exerçait seulement dans les domaines abbatiaux. Dans certains monastères (à Royaumont), on montre la salle où se rendaient haute et basse justices.
L'infirmerie, un peu en dehors de cet ensemble, abritait les malades et les vieillards pour qui la règle s'adoucissait un peu ; ils y attendaient la mort, couchés sur la cendre.
L'hostellerie, où l'abbé recevait les visiteurs de marque et qui est devenue souvent une résidence pour les propriétaires actuels, ne peut présenter un caractère original ; du moins a-t-elle abrité d'illustres personnages : ainsi Pontigny vit Thomas Becket, Louis VII, Philippe Auguste, Blanche de Castille, saint Louis, et celui-ci vint souvent à Royaumont et aux Vaux-de-Cernay, parmi les moines qu'il comblait de ses bienfaits.

Conclusion

La visite des abbayes cisterciennes ne prend un véritable intérêt que si l'on souligne le lien qui les unit : chacune d'elle n'est qu'un maillon d'une chaîne presque ininterrompue qui va de la Bourgogne à l'Île-de-France et à la Provence. Faire des rapprochements pour souligner l'unité de l'art cistercien, - sans méconnaître les nuances régionales*, - c'est prendre une vue concrète de l'universalité chrétienne du moyen âge.

* Dans le midi, par exemple, persistance de l'art roman dans le cloître.

Madeleine et Robert Schnerb, in L’information historique, n°4 avril-mai 1939, p 169-177

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