Ci-dessous, un article rédigé par Madeleine après un séjour chez son fils Bernard, directeur de l'Alliance Française de Cali. En effet, elle décide fin 1963, un an après la mort de Robert, son mari, de changer de vie : non seulement elle vend la propriété auvergnate et s'installe dans le Roussillon, mais elle n'hésite pas à faire ce grand (par la distance et par la durée) voyage en Colombie (1964).
Elle en tire de multiples leçons, de géographie (ici) et de vie.
A son retour, outre cet article,elle fera à Perpignan quelques conférences.
La vie économique et sociale dans une grande ville de Colombie : Cali
http://www.persee.fr/doc/ingeo_0020-0093_1965_num_29_5_5774
Après un
long séjour en Colombie et particulièrement à Cali, il nous a semblé utile de
dresser un tableau de la vie quotidienne dans une grande ville. Beaucoup des
remarques que l'on fait pour Cali sont valables pour le reste de la Colombie,
mais par respect pour la vérité nous nous sommes gardés de généraliser.
Plus
que partout ailleurs les chiffres en Amérique du Sud sont sujets à caution et
singulièrement « mouvants » : je n'en veux pour exemple que le chiffre même de
la population de Cali qui est de 396 200 d'après le Larousse encyclopédique
imprimé en 1960, de 795 700 dans la statistique officielle de 1964 et qui est
certainement très supérieur à l'heure où ces lignes seront imprimées puisque
l'on avançait lors de mon séjour en 1964 le chiffre du million. Une étude de
géographie urbaine dans la plus large acception du terme peut donner, à mon
avis, un exemple concret des problèmes qui se posent dans toute l'Amérique du
sud.
Cali, ville tropicale
La chaleur
est tempérée par l'altitude (1 000 m), mais reste constante (moyenne 25°),
c'est-à-dire avec une amplitude très faible : les nuits ne sont pas
suffocantes, mais les matinées ne sont pas très fraîches. La chaleur devient
pénible vers 11 heures du matin. Dans l'après-midi, vers 16 heures, souffle un
vent qui rend l'atmosphère plus supportable. Les orages éclatent aussi vers
cette heure, mais le relief rend ce rythme un peu capricieux et atténue
l'alternance de deux saisons sèches et de deux saisons humides. La position de
Cali dans une vallée assez large fait que le ciel n'est jamais très lumineux :
une sorte de réfraction des rayons solaires voile le soleil ; personne ou
presque ne porte de chapeaux, mais cependant cette lumière est assez fatigante.
Par ailleurs la régularité des jours et des nuits, si elle favorise la
régularité de la végétation qui ne varie guère que selon la plus ou moins
grande fréquence des orages, pose des problèmes : ainsi certaines plantes,
comme la menthe, très demandée par la pharmacie, n'arrivent pas à pousser
normalement faute d'une suffisante insolation. Les oranges et les mandarines,
même mûres, restent vertes extérieurement.
Par ailleurs
comme il n'y a pas avec la même netteté que dans certaines autres régions équatoriales
ou tropicales des saisons très tranchées, la monotonie dans la manière de
s'habiller et de se nourrir est complète et n'est corrigée que par la nécessité
de se changer de vêtements souvent et par la fantaisie et le goût du nouveau,
inhérent à l'humanité.
Naturellement
la chaleur et l'élévation du degré hygrométrique posent à Cali comme dans .
tous les pays analogues le problème de la conservation des bois et de la
nourriture et oblige à prendre des mesures pour éviter les fermentations et les
complications parasitaires.
A cet égard
Cali, comme toute l'Amérique du Sud, est relativement bien outillé :
l'influence des États-Unis y est pour quelque chose. Les procédés de lutte
contre l'infection, par le froid et par la chimie y sont très au point et les
épidémies ne semblent pas un péril.
Mais le
climat, par sa monotonie, par la chaleur, n'est pas un bon stimulant pour
l'activité industrielle. La main-d'œuvre reste médiocre. Par ailleurs, soit que
l'altitude joue un rôle de tonique, soit que l'électricité de l'air provoque
une sorte d'excitation, la foule calénienne ne semble pas amorphe : les
magasins ouvrent dès 14 heures ou 14 h 30; on ne connaît pas à Cali les longues
siestes généralisées de certains pays méditerranéens. A part quelques oisifs
notoires les Caléniens dorment peu. Profitant des longues nuits ils veillent
volontiers, non pas dans la rue ou sur des terrasses de café, inexistantes,
mais chez les particuliers qui s'invitent fréquemment. Et cependant les heures
d'ouverture des magasins et des bureaux ont un rythme comparable à celui de nos
pays européens. Il faut donc rayer de ses papiers la notion simpliste de ville
de farniente...
Cali, ville andine
Le relief
joue non seulement un rôle modérateur de la chaleur mais procure aux Caléniens
la possibilité de s'évader en peu de temps de l'atmosphère parfois suffocante
de la ville; des fincas de terres froides sont à proximité dans les montagnes :
on s'élève très vite de 1 000 mètres pour atteindre des terres où il est
nécessaire de lutter contre la fraîcheur humide, ce qui est un excellent
stimulant. Beaucoup de Caléniens éprouvent le besoin d'affronter un vent
brutal. Mais si la vallée du Cauca donne des possibilités moins spectaculaires
de se retrouver en pleine nature, les jeeps seules peuvent procurer aux
Caléniens des week-ends indispensables pour gagner des fincas accessibles
seulement par des chemins boueux après chaque orage et en pente sur des
collines. Partout ou presque, des chevaux attendent les citadins en mal de
reprendre contact avec la nature sauvage. Le cheval, dans les fincas, les
piscines, en ville, sont les deux grandes manières de lutter contre
l'amollissement tropical.
Mais si la montagne procure à Cali un contrepoids appréciable aux inconvénients de sa position équatoriale ou presque, elle est pour beaucoup aussi dans le retard dans le développement de la ville. Les routes sont convenables par tronçons : même le port de Cali, Buonaventura n'est pas relié à son arrière-pays par une route goudronnée. Pour gagner Popayan, le berceau de la civilisation du Cauca, il n'y a pas de route vraiment praticable. La voie ferrée qui relie les deux villes et dont les Caléniens tirent une certaine fierté est à voie unique et très médiocre. Il n'y a pas de navigation fluviale digne de ce nom. Le moindre déplacement prend donc plus ou moins l'allure d'une expédition, puisqu'il faut tenir compte de l'état de la route et, bien entendu de l'insécurité, en grande partie due au relief et à la végétation; sur des distances importantes, des bandes organisées défient les forces de l'ordre.
Mais si la montagne procure à Cali un contrepoids appréciable aux inconvénients de sa position équatoriale ou presque, elle est pour beaucoup aussi dans le retard dans le développement de la ville. Les routes sont convenables par tronçons : même le port de Cali, Buonaventura n'est pas relié à son arrière-pays par une route goudronnée. Pour gagner Popayan, le berceau de la civilisation du Cauca, il n'y a pas de route vraiment praticable. La voie ferrée qui relie les deux villes et dont les Caléniens tirent une certaine fierté est à voie unique et très médiocre. Il n'y a pas de navigation fluviale digne de ce nom. Le moindre déplacement prend donc plus ou moins l'allure d'une expédition, puisqu'il faut tenir compte de l'état de la route et, bien entendu de l'insécurité, en grande partie due au relief et à la végétation; sur des distances importantes, des bandes organisées défient les forces de l'ordre.
Bien entendu
l'avenir est à l'aviation. L'avion est entré dans les mœurs : les Noirs du
Choco prennent volontiers l'avion pour venir dans le Valle y travailler ou s'y
réfugier.
Le grand
problème pour Cali c'est d'avoir un aéroport international; l'aéroport de
Bogota n'est pas toujours favorable aux atterrissages des jets : le brouillard
se dissipe tard le matin, à 2 600 mètres d'altitude. Cali présente des avantages
indiscutables sur Bogota, mais se heurte encore à une certaine résistance de la
part de la capitale. Du jour où Cali deviendrait le port international pour les
avions et que le port de Buonaventura cesserait d'être, selon l'expression de
Simenon, le port le plus déshérité de l' Amérique, alors Cali cesserait d'être
ville de province.
Cali, ville
de province
C'est qu'en
dépit du million d'habitants qui probablement vivent sur son territoire, le
centre de Cali continue à donner à l'Européen, l'illusion d'une ville de
province, d'une ville d'environ 100 000 habitants. Le centre proprement dit
donne l'impression que « tout le monde se connaît ». N'étaient-ce les
banques beaucoup plus imposantes que dans nos villes européennes de moyenne
importance, et qui d'ailleurs se trouvent toutes dans un périmètre très réduit,
on ne penserait pas fouler les trottoirs d'une ville de presque un million
d'habitants. Les banques jouent un rôle d'autant plus grand qu'étant donné
l'insécurité et le climat de méfiance, la « chéquo-manie » est très
développée et la queue aux guichets des paiements à vue toujours
impressionnante, et par ailleurs, le rôle de la poste est insignifiant pour ce
qui est du transfert d'argent.
Le théâtre
et les cinémas donnent cette même impression de ville de province... Au théâtre
les personnes qui occupent les places de loges ou de balcons se connaissent et
au foyer les gens se congratulent... Il est rare qu'au cinéma on ne rencontre
quelqu'un de son cercle. Les magasins, genre Prisunic, les Ley, ne sont pas
immenses et ne comportent pas d'étages. Le self-service est encore peu répandu
et n'est réservé qu'à des magasins de moyenne importance. Ce qui fait figure de
jardin public est d'une part les bords du Rio Cali qui ont mauvaise réputation,
malgré leur charme et d'autre part quelques minuscules jardinets qui rappellent
ceux de nos sous-préfectures. La voirie du centre de la ville est très
défectueuse, les trottoirs très étroits et toujours occupés par des travaux.
Les devantures des magasins, très réduites (les magasins sont souvent en
profondeur) commencent seulement à atteindre le stade de la devanture-étalage.
Mais la ville immense, illuminée tous les soirs après 6 heures donne une idée
de grandeur.
Cali, grande ville
Cependant ce
tableau du centre de la ville ne donne qu'une idée imparfaite de la ville : des
barrios commencent à se développer à une distance appréciable du centre; ainsi
un Sears (grand magasin) qui apparemment ne paie pas de mine, car il n'appelle
pas l'attention par de larges inscriptions, s'est installé dans un barrio
(quartier), au milieu d'un terrain vague, tout près de la gare de chemins de
fer; ainsi certains magasins d'alimentation particulièrement bien montés sont
très éloignés du centre. Il est donc difficile de se passer de voiture. Les
taxis sont très actifs d'autant plus que les voitures restent très chères à
l'achat et que l'insécurité rend méfiants leurs propriétaires. Aux heures de
pointes et lors des orages, il est très difficile de trouver un taxi... Mais le
taxi fait partie des institutions et les autobus sont boudés par la haute
société.
Même si l'on
ne savait pas que Cali comprend une autre population que celle qui se reconnaît
dans les magasins, les spectacles et les expositions, on le devinerait par la
multitude de mendiants, de vendeurs de billets de loterie ou par les files de
malheureux qui se pressent aux distributions ou qui prennent l'habitude de
sonner à votre porte. D'autre part le spectacle de certains infirmes ou de
déshérités ou de fous qui circulent dans la foule de la Calle 12 (la rue la
plus commerçante) rappellent aux « happy fews » que Cali est une grande ville
mais une grande ville-refuge. Si les chiffres de la croissance de la ville sont
si impressionnants, cette croissance ne signifie pas une croissance parallèle
de la prospérité. Les paysans du Choco qui se réfugient dans les barrios
périphériques, à Siloe ou dans les bas-fonds inondables, n'apportent pas de
forces vives à la ville. On a dû pour les recenser imposer à toute la
population, le 15 juillet 1964, de rester enfermée toute la journée... Mais
malgré cela, on ne connaît pas exactement cette population semi-nomade. Et,
même s'ils avaient la force de travailler, il n'est pas sûr que l'on pourrait
utilement employer ces déchets humains. D'ailleurs il y a sous-emploi.
Cette
réserve de plèbe urbaine qui demande du pain... et des jeux et que l'on
maintient par la police tout en lui procurant des joies à sa mesure : des
processions et des fêtes (la feria ou les défilés en l'honneur des reines de
beauté) pose un problème social aigu : le problème de la peur n'est pas résolu.
Sans doute n'y a-t-il pas à Cali, pas plus que dans l'ensemble de l'Amérique du
Sud de racisme virulent. Les conquérants espagnols se sont mélangés depuis
longtemps avec les races autochtones; la religion catholique a absorbé des
cultes précolombiens; l'Amérique du Sud tout entière est bien une terre de
refuge et Cali ne fait pas exception. Il va sans dire que l'on entend certains
Indiens mépriser des Noirs... Mais ce mépris très humain pour ce qui est autre
que soi ne pose pas de problème racial. Par contre le problème de la misère
endémique engendre la peur parce que l'insécurité pour les personnes et les
biens engendre un malaise qu'on ne peut éluder. Il ne semble pas que depuis
deux ou trois ans les attaques à main armée sur les routes soient très
redoutables; les gangs ne semblent pas beaucoup plus dangereux qu'en Europe.
Mais la violence sévit dans les campagnes et les romanciers contemporains
n'exagèrent rien (1). Par ailleurs on manie les armes volontiers et le port
d'armes n'est pas prohibé. Enfin, comme il n'y a pas de peine de mort, le
nombre de fuyards ou prétendus tels abattus par la police est impressionnant. A
la fin de 1964 a été publiée dans un quotidien de Cali une curieuse
photographie de la « panoplie » d'un dangereux brigand abattu à l'aérodrome :
on y pouvait voir des clefs, une blague à tabac, un portefeuille... Les
vengeances personnelles se camouflent donc souvent sous des dehors de
répression.
(1) Se reporter
à ce propos au n° spécial de la Revue Europe sur la Colombie (juillet-août
1964).
Mais la peur
des rapts d'enfants et de femmes, sans être vraiment justifiée est réelle : on
ne laisse pas d'enfants au-dessous de 15 ans circuler en ville, même sur un
trajet apparemment sûr. On recommande aux femmes seules de ne pas circuler en
un taxi inconnu, même pour se rendre au spectacle ou en revenir... Il est
indéniable qu'il ne fait pas bon être pris par une panne sur une route la
nuit... Et il n'y a qu'un an environ que les camions chargés osent s'aventurer
de nuit sur la route de Cali à Bogota ! ! ! Le « rapt » récent d 'Harold Eder,
le « Roi du Sucre » remet tout en question.
Enfin on n'a
pas le sentiment de sécurité pour ce que l'on possède : les déménagements
d'appartements ou de maisons, de fond en comble, ne sont pas rares, même en
plein jour. On ne quitte pas sa maison sans qu'elle soit gardée, avec plus ou
moins d'efficacité. Le vol de l'argent semble tellement entré dans les mœurs que
peu de gens gardent chez eux plus de 200 pesos à la fois (environ 80 F); d'où
cette chéquomanie qui complique d'autant plus la vie quotidienne que l'on ne
peut tout payer en chèques... De plus on ne se promène pas en ville sans
crainte : les sacs à main doivent être serrés contre soi en plein jour et en
pleine ville et les serviette-éponge disparaissent ainsi que les costumes de
bain avec une célérité incroyable, même dans les clubs fermés... car les clubs
sont le refuge des gens de la société; il y en a de tous les degrés, mais ils
sont réservés à des actionnaires ou à des abonnés de passage qui offrent toute
garantie. D'autre part on ne laisse pas sans quelque appréhension sa voiture
dans un parking ouvert; il n'est pas rare d'être obligé de faire paraître dans
les journaux une annonce dans le genre de celle-ci : 3 000 pesos (environ 1 200
F) de gratification personnelle pour renseignements concernant une automobile
dérobée, Chevrolet Bel- Air, 1955 (suit une description détaillée de la
voiture)... Communiquez cette annonce à vos amis. Quand la voiture sera
retrouvée elle pourra être amenée à un garage voisin. Informez-nous,
téléphonez- nous, le secret est garanti. Si la voiture se trouve loin de Cali,
prière d'aviser discrètement le poste de police le plus près. (Suit
naturellement le nom de la victime et son adresse téléphonique ou celle de son
assureur.)
En général
ce système de rançon réussit; à ma connaissance trois de nos amis, pendant mon
séjour à Cali (10 mois) ont été victimes d'un semblable rapt et s'en sont bien
tirés puisque l'assurance, pour un premier vol, rembourse les 90 % de la
rançon. Mais il est arrivé que la voiture rendue à la vue de ses légitimes
propriétaires soit repartie sous leurs yeux, la rançon une fois payée, comme
dans les contes de fée, un complice étant probablement dissimulé dans la
voiture, prêt à démarrer... La victime était apparentée au plus riche
personnage de Cali. Est-ce une manière de justice distributive?
Le climat
d'insécurité pour les riches qui se voient dans l'obligation de faire garder
maisons, voitures, enfants, etc., et de confier leurs biens à des personnes qui
parfois sont complices des voleurs, ce climat vient du sentiment qu'ils ont de
la misère environnante. Beaucoup de riches sentent le danger; quelques-uns
d'entre eux font ce qu'ils peuvent pour développer les œuvres sociales et payer
de leur personne. Mais il y a les absentéistes, résidant parfois en France et
vivant dans l'oisiveté procurée par le travail effectif d'un membre de la
famille. Un dicton court dans Cali que dans la famille la plus en vue de la
ville il y a un homme qui travaille par génération... De toute façon le
Calénien n'a pas encore le sentiment de la nécessité des travaux publics et
l'on voit par exemple des routes d'accès invraisemblables qui conduisent aux
haciendas des plus fortunés !
Cali porte
le poids de son histoire : longtemps ville de second plan, elle ne sort de son
effacement que depuis que l'aviation a permis de s'y rendre assez facilement.
Certains y apprécient justement cette chaleur qui manque singulièrement à la
capitale, l'altitude plus modérée, l'aménité des Caléniens, la beauté des
Caléniennes (presque toutes les reines de beauté viennent du Valle de Cauca).
Les
possibilités d'avenir de Cali
Bien que
Cali dise fièrement que Jumbo est le quartier industriel, l'étranger non averti
y voit surtout des entrepôts et des terrains vagues avec une immense plaine à
conquérir... La plus grande industrie autochtone est celle du sucre et le
propriétaire-directeur de la Manuelita a reçu pour le Centenaire le Président
de la République (1). Mais l'industrie sucrière est souvent encore patriarcale
et produit la panela, c'est-à-dire la mélasse de canne à sucre. L'industrie est
en général dans les mains étrangères : les barrages ont été construits par des
ingénieurs français ou américains du nord. Les industriels d'origine française
y ont fait des réussites spectaculaires; non seulement une grande industrie
textile du Nord possède à Cali, comme dans toute l'Amérique du Sud, une
filiale, mais des Français y ont installé des usines modèles pour la
fabrication des cosmétiques, de la tuyauterie. Certains Français actifs et
industrieux ont bâti des fortunes solides avec des industries chimiques,
apparemment peu importantes. Des hommes d'affaires français sont donc
considérés à Cali comme des personnages. Mais précisément ces succès dans des
secteurs mineurs prouvent que la grande industrie n'est pas encore pour demain
dans la capitale du Valle et pour l'instant ce sont les papeteries, quelques conserveries
qui semblent les industries les plus capables d'absorber une partie, trop
faible, de la main- d'œuvre disponible.
Cali serait
mieux placé que Bogota pour le commerce extérieur si le port de Buonaventura
était relié à la ville d'une manière normale, si ce port se développait et si
l'aéroport international y était installé. Mais Cali, comme toutes les villes
des pays sous-développés souffre des contradictions entre un désir de
libéralisme économique pour satisfaire les besoins d'une population de plus en
plus avide de biens de consommation, pour satisfaire aussi les prêteurs qui
sont, dans cette zone dollar, les États-Unis et la nécessité d'un protectionnisme
douanier fondé sur le fait qu'il faut permettre aux industries indigènes de se
développer et qu'il faut maintenir le cours du peso. De là des caprices
apparents de la politique économique de la Colombie en général qui se reflète
dans la vie quotidienne de Cali.
(1) Mais les
événements marchent plus vite que notre plume et à l'heure où ces lignes sont
écrites, le Directeur de la Manuelita a été tué par des bandits.
Dans un pays
à l'économie libérale la réglementation joue un rôle important : en feuilletant
le journal officiel on trouve à chaque page des réglementations très strictes
de l'industrie alimentaire pour protéger la santé publique, des tarifs de
transports, etc. Par ailleurs le ravitaillement des commerces locaux est sujet
à des variations assez déconcertantes pour les Français : ainsi par périodes,
on ne trouve pas de ciseaux; les dés métalliques, les couteaux qui coupent sont
un objet de convoitise alors que beaucoup de magasins particulièrement les
magasins de tissus semblent regorger de marchandises. Dans le domaine
alimentaire les ménagères se rappellent qu'il n'y a pas si longtemps l'on
achetait les haricots verts à la douzaine. Maintenant un réel effort a été fait
dans les plaines des environs de Bogota pour développer les cultures
maraîchères et l'avion ravitaille Cali, tandis que le lait commence à être
transformé en cinq ou six variétés de fromages ou de yaourts.
Actuellement
beaucoup de Caléniens éclairés misent sur un rôle de métropole artistique et
intellectuelle. L'Université du Valle donne de plus en plus de bourses pour
permettre à des étudiants, en médecine surtout, d'aller en France ou aux
États-Unis. Le climat étant plus favorable à l'art qu'à Bogota, Cali est la
ville des architectes et des peintres. Le festival se tourne de plus en plus
vers des œuvres de caractère universel : les traductions d'oeuvres françaises,
les films français font toujours recette. Les manifestations de l'Alliance
Française sont favorablement accueillies dans les colonnes des deux quotidiens
de la ville. Si la haute société sud-américaine par tradition et par esprit
d'indépendance vis-à-vis du voisin de l'Amérique du Nord se plaît à porter sa
curiosité vers les choses de France, les prolétaires en faux-col dont le nombre
augmente à mesure que la scolarisation se développe, se tournent aussi vers la
France comme étant le pays de la Révolution...
Mais,
précisément la Colombie, comme toute l'Amérique du Sud souffre du complexe bien
connu du subordonné à la royauté du dollar. Les mêmes qui recherchent les films
de Vadim ou de Louis Malle ne parlent chiffres qu'en dollars. Les femmes sont
attirées par la haute couture française, mais la plupart vont régulièrement
faire leurs emplettes à New York. Les parfums français se vendraient à des prix
si prohibitifs que la boutique française de la ville vend des eaux de Cologne
importées de Cologne précisément ! Dans l'état actuel des choses, il semble
qu'en Amérique du Sud comme dans beaucoup d'autres pays, c'est la « matière
grise » française qui est en ce moment sa marchandise la plus
exportable... Encore faut-il que la « faim » qui fait croupir dans la misère
une masse considérable d'êtres humains ne pose pas le problème le plus
fondamental : la possibilité d'« être », et que la peur endémique ne contrarie
pas le désir des riches d'ouvrir leurs fenêtres.
Madeleine
SCHNERB.
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