mercredi 10 août 2016

Cali en Colombie, étude géographique de 1965

Ci-dessous, un article rédigé par Madeleine après un séjour chez son fils Bernard, directeur de l'Alliance Française de Cali. En effet, elle décide fin 1963, un an après la mort de Robert, son mari, de changer de vie : non seulement elle vend la propriété auvergnate et s'installe dans le Roussillon, mais elle n'hésite pas à faire ce grand (par la distance et par la durée) voyage en Colombie (1964).
Elle en tire de multiples leçons, de géographie (ici) et de vie.
A son retour, outre cet article,elle fera à Perpignan quelques conférences.

La vie économique et sociale dans une grande ville de Colombie : Cali

Année 1965 Volume 29 Numéro 5 pp. 220-223 
http://www.persee.fr/doc/ingeo_0020-0093_1965_num_29_5_5774 



Après un long séjour en Colombie et particulièrement à Cali, il nous a semblé utile de dresser un tableau de la vie quotidienne dans une grande ville. Beaucoup des remarques que l'on fait pour Cali sont valables pour le reste de la Colombie, mais par respect pour la vérité nous nous sommes gardés de généraliser. 

Plus que partout ailleurs les chiffres en Amérique du Sud sont sujets à caution et singulièrement « mouvants » : je n'en veux pour exemple que le chiffre même de la population de Cali qui est de 396 200 d'après le Larousse encyclopédique imprimé en 1960, de 795 700 dans la statistique officielle de 1964 et qui est certainement très supérieur à l'heure où ces lignes seront imprimées puisque l'on avançait lors de mon séjour en 1964 le chiffre du million. Une étude de géographie urbaine dans la plus large acception du terme peut donner, à mon avis, un exemple concret des problèmes qui se posent dans toute l'Amérique du sud.

Cali, ville tropicale

La chaleur est tempérée par l'altitude (1 000 m), mais reste constante (moyenne 25°), c'est-à-dire avec une amplitude très faible : les nuits ne sont pas suffocantes, mais les matinées ne sont pas très fraîches. La chaleur devient pénible vers 11 heures du matin. Dans l'après-midi, vers 16 heures, souffle un vent qui rend l'atmosphère plus supportable. Les orages éclatent aussi vers cette heure, mais le relief rend ce rythme un peu capricieux et atténue l'alternance de deux saisons sèches et de deux saisons humides. La position de Cali dans une vallée assez large fait que le ciel n'est jamais très lumineux : une sorte de réfraction des rayons solaires voile le soleil ; personne ou presque ne porte de chapeaux, mais cependant cette lumière est assez fatigante. Par ailleurs la régularité des jours et des nuits, si elle favorise la régularité de la végétation qui ne varie guère que selon la plus ou moins grande fréquence des orages, pose des problèmes : ainsi certaines plantes, comme la menthe, très demandée par la pharmacie, n'arrivent pas à pousser normalement faute d'une suffisante insolation. Les oranges et les mandarines, même mûres, restent vertes extérieurement. 

Par ailleurs comme il n'y a pas avec la même netteté que dans certaines autres régions équatoriales ou tropicales des saisons très tranchées, la monotonie dans la manière de s'habiller et de se nourrir est complète et n'est corrigée que par la nécessité de se changer de vêtements souvent et par la fantaisie et le goût du nouveau, inhérent à l'humanité. 

Naturellement la chaleur et l'élévation du degré hygrométrique posent à Cali comme dans . tous les pays analogues le problème de la conservation des bois et de la nourriture et oblige à prendre des mesures pour éviter les fermentations et les complications parasitaires. 

A cet égard Cali, comme toute l'Amérique du Sud, est relativement bien outillé : l'influence des États-Unis y est pour quelque chose. Les procédés de lutte contre l'infection, par le froid et par la chimie y sont très au point et les épidémies ne semblent pas un péril. 

Mais le climat, par sa monotonie, par la chaleur, n'est pas un bon stimulant pour l'activité industrielle. La main-d'œuvre reste médiocre. Par ailleurs, soit que l'altitude joue un rôle de tonique, soit que l'électricité de l'air provoque une sorte d'excitation, la foule calénienne ne semble pas amorphe : les magasins ouvrent dès 14 heures ou 14 h 30; on ne connaît pas à Cali les longues siestes généralisées de certains pays méditerranéens. A part quelques oisifs notoires les Caléniens dorment peu. Profitant des longues nuits ils veillent volontiers, non pas dans la rue ou sur des terrasses de café, inexistantes, mais chez les particuliers qui s'invitent fréquemment. Et cependant les heures d'ouverture des magasins et des bureaux ont un rythme comparable à celui de nos pays européens. Il faut donc rayer de ses papiers la notion simpliste de ville de farniente...

Cali, ville andine

Le relief joue non seulement un rôle modérateur de la chaleur mais procure aux Caléniens la possibilité de s'évader en peu de temps de l'atmosphère parfois suffocante de la ville; des fincas de terres froides sont à proximité dans les montagnes : on s'élève très vite de 1 000 mètres pour atteindre des terres où il est nécessaire de lutter contre la fraîcheur humide, ce qui est un excellent stimulant. Beaucoup de Caléniens éprouvent le besoin d'affronter un vent brutal. Mais si la vallée du Cauca donne des possibilités moins spectaculaires de se retrouver en pleine nature, les jeeps seules peuvent procurer aux Caléniens des week-ends indispensables pour gagner des fincas accessibles seulement par des chemins boueux après chaque orage et en pente sur des collines. Partout ou presque, des chevaux attendent les citadins en mal de reprendre contact avec la nature sauvage. Le cheval, dans les fincas, les piscines, en ville, sont les deux grandes manières de lutter contre l'amollissement tropical.

Mais si la montagne procure à Cali un contrepoids appréciable aux inconvénients de sa position équatoriale ou presque, elle est pour beaucoup aussi dans le retard dans le développement de la ville. Les routes sont convenables par tronçons : même le port de Cali, Buonaventura n'est pas relié à son arrière-pays par une route goudronnée. Pour gagner Popayan, le berceau de la civilisation du Cauca, il n'y a pas de route vraiment praticable. La voie ferrée qui relie les deux villes et dont les Caléniens tirent une certaine fierté est à voie unique et très médiocre. Il n'y a pas de navigation fluviale digne de ce nom. Le moindre déplacement prend donc plus ou moins l'allure d'une expédition, puisqu'il faut tenir compte de l'état de la route et, bien entendu de l'insécurité, en grande partie due au relief et à la végétation; sur des distances importantes, des bandes organisées défient les forces de l'ordre.
Bien entendu l'avenir est à l'aviation. L'avion est entré dans les mœurs : les Noirs du Choco prennent volontiers l'avion pour venir dans le Valle y travailler ou s'y réfugier.

Le grand problème pour Cali c'est d'avoir un aéroport international; l'aéroport de Bogota n'est pas toujours favorable aux atterrissages des jets : le brouillard se dissipe tard le matin, à 2 600 mètres d'altitude. Cali présente des avantages indiscutables sur Bogota, mais se heurte encore à une certaine résistance de la part de la capitale. Du jour où Cali deviendrait le port international pour les avions et que le port de Buonaventura cesserait d'être, selon l'expression de Simenon, le port le plus déshérité de l' Amérique, alors Cali cesserait d'être ville de province.

Cali, ville de province

C'est qu'en dépit du million d'habitants qui probablement vivent sur son territoire, le centre de Cali continue à donner à l'Européen, l'illusion d'une ville de province, d'une ville d'environ 100 000 habitants. Le centre proprement dit donne l'impression que « tout le monde se connaît ». N'étaient-ce les banques beaucoup plus imposantes que dans nos villes européennes de moyenne importance, et qui d'ailleurs se trouvent toutes dans un périmètre très réduit, on ne penserait pas fouler les trottoirs d'une ville de presque un million d'habitants. Les banques jouent un rôle d'autant plus grand qu'étant donné l'insécurité et le climat de méfiance, la « chéquo-manie » est très développée et la queue aux guichets des paiements à vue toujours impressionnante, et par ailleurs, le rôle de la poste est insignifiant pour ce qui est du transfert d'argent.

Le théâtre et les cinémas donnent cette même impression de ville de province... Au théâtre les personnes qui occupent les places de loges ou de balcons se connaissent et au foyer les gens se congratulent... Il est rare qu'au cinéma on ne rencontre quelqu'un de son cercle. Les magasins, genre Prisunic, les Ley, ne sont pas immenses et ne comportent pas d'étages. Le self-service est encore peu répandu et n'est réservé qu'à des magasins de moyenne importance. Ce qui fait figure de jardin public est d'une part les bords du Rio Cali qui ont mauvaise réputation, malgré leur charme et d'autre part quelques minuscules jardinets qui rappellent ceux de nos sous-préfectures. La voirie du centre de la ville est très défectueuse, les trottoirs très étroits et toujours occupés par des travaux. Les devantures des magasins, très réduites (les magasins sont souvent en profondeur) commencent seulement à atteindre le stade de la devanture-étalage. Mais la ville immense, illuminée tous les soirs après 6 heures donne une idée de grandeur.

Cali, grande ville

Cependant ce tableau du centre de la ville ne donne qu'une idée imparfaite de la ville : des barrios commencent à se développer à une distance appréciable du centre; ainsi un Sears (grand magasin) qui apparemment ne paie pas de mine, car il n'appelle pas l'attention par de larges inscriptions, s'est installé dans un barrio (quartier), au milieu d'un terrain vague, tout près de la gare de chemins de fer; ainsi certains magasins d'alimentation particulièrement bien montés sont très éloignés du centre. Il est donc difficile de se passer de voiture. Les taxis sont très actifs d'autant plus que les voitures restent très chères à l'achat et que l'insécurité rend méfiants leurs propriétaires. Aux heures de pointes et lors des orages, il est très difficile de trouver un taxi... Mais le taxi fait partie des institutions et les autobus sont boudés par la haute société.
Même si l'on ne savait pas que Cali comprend une autre population que celle qui se reconnaît dans les magasins, les spectacles et les expositions, on le devinerait par la multitude de mendiants, de vendeurs de billets de loterie ou par les files de malheureux qui se pressent aux distributions ou qui prennent l'habitude de sonner à votre porte. D'autre part le spectacle de certains infirmes ou de déshérités ou de fous qui circulent dans la foule de la Calle 12 (la rue la plus commerçante) rappellent aux « happy fews » que Cali est une grande ville mais une grande ville-refuge. Si les chiffres de la croissance de la ville sont si impressionnants, cette croissance ne signifie pas une croissance parallèle de la prospérité. Les paysans du Choco qui se réfugient dans les barrios périphériques, à Siloe ou dans les bas-fonds inondables, n'apportent pas de forces vives à la ville. On a dû pour les recenser imposer à toute la population, le 15 juillet 1964, de rester enfermée toute la journée... Mais malgré cela, on ne connaît pas exactement cette population semi-nomade. Et, même s'ils avaient la force de travailler, il n'est pas sûr que l'on pourrait utilement employer ces déchets humains. D'ailleurs il y a sous-emploi.
Cette réserve de plèbe urbaine qui demande du pain... et des jeux et que l'on maintient par la police tout en lui procurant des joies à sa mesure : des processions et des fêtes (la feria ou les défilés en l'honneur des reines de beauté) pose un problème social aigu : le problème de la peur n'est pas résolu. Sans doute n'y a-t-il pas à Cali, pas plus que dans l'ensemble de l'Amérique du Sud de racisme virulent. Les conquérants espagnols se sont mélangés depuis longtemps avec les races autochtones; la religion catholique a absorbé des cultes précolombiens; l'Amérique du Sud tout entière est bien une terre de refuge et Cali ne fait pas exception. Il va sans dire que l'on entend certains Indiens mépriser des Noirs... Mais ce mépris très humain pour ce qui est autre que soi ne pose pas de problème racial. Par contre le problème de la misère endémique engendre la peur parce que l'insécurité pour les personnes et les biens engendre un malaise qu'on ne peut éluder. Il ne semble pas que depuis deux ou trois ans les attaques à main armée sur les routes soient très redoutables; les gangs ne semblent pas beaucoup plus dangereux qu'en Europe. Mais la violence sévit dans les campagnes et les romanciers contemporains n'exagèrent rien (1). Par ailleurs on manie les armes volontiers et le port d'armes n'est pas prohibé. Enfin, comme il n'y a pas de peine de mort, le nombre de fuyards ou prétendus tels abattus par la police est impressionnant. A la fin de 1964 a été publiée dans un quotidien de Cali une curieuse photographie de la « panoplie » d'un dangereux brigand abattu à l'aérodrome : on y pouvait voir des clefs, une blague à tabac, un portefeuille... Les vengeances personnelles se camouflent donc souvent sous des dehors de répression.

(1) Se reporter à ce propos au n° spécial de la Revue Europe sur la Colombie (juillet-août 1964).


Mais la peur des rapts d'enfants et de femmes, sans être vraiment justifiée est réelle : on ne laisse pas d'enfants au-dessous de 15 ans circuler en ville, même sur un trajet apparemment sûr. On recommande aux femmes seules de ne pas circuler en un taxi inconnu, même pour se rendre au spectacle ou en revenir... Il est indéniable qu'il ne fait pas bon être pris par une panne sur une route la nuit... Et il n'y a qu'un an environ que les camions chargés osent s'aventurer de nuit sur la route de Cali à Bogota ! ! ! Le « rapt » récent d 'Harold Eder, le « Roi du Sucre » remet tout en question.
Enfin on n'a pas le sentiment de sécurité pour ce que l'on possède : les déménagements d'appartements ou de maisons, de fond en comble, ne sont pas rares, même en plein jour. On ne quitte pas sa maison sans qu'elle soit gardée, avec plus ou moins d'efficacité. Le vol de l'argent semble tellement entré dans les mœurs que peu de gens gardent chez eux plus de 200 pesos à la fois (environ 80 F); d'où cette chéquomanie qui complique d'autant plus la vie quotidienne que l'on ne peut tout payer en chèques... De plus on ne se promène pas en ville sans crainte : les sacs à main doivent être serrés contre soi en plein jour et en pleine ville et les serviette-éponge disparaissent ainsi que les costumes de bain avec une célérité incroyable, même dans les clubs fermés... car les clubs sont le refuge des gens de la société; il y en a de tous les degrés, mais ils sont réservés à des actionnaires ou à des abonnés de passage qui offrent toute garantie. D'autre part on ne laisse pas sans quelque appréhension sa voiture dans un parking ouvert; il n'est pas rare d'être obligé de faire paraître dans les journaux une annonce dans le genre de celle-ci : 3 000 pesos (environ 1 200 F) de gratification personnelle pour renseignements concernant une automobile dérobée, Chevrolet Bel- Air, 1955 (suit une description détaillée de la voiture)... Communiquez cette annonce à vos amis. Quand la voiture sera retrouvée elle pourra être amenée à un garage voisin. Informez-nous, téléphonez- nous, le secret est garanti. Si la voiture se trouve loin de Cali, prière d'aviser discrètement le poste de police le plus près. (Suit naturellement le nom de la victime et son adresse téléphonique ou celle de son assureur.)
En général ce système de rançon réussit; à ma connaissance trois de nos amis, pendant mon séjour à Cali (10 mois) ont été victimes d'un semblable rapt et s'en sont bien tirés puisque l'assurance, pour un premier vol, rembourse les 90 % de la rançon. Mais il est arrivé que la voiture rendue à la vue de ses légitimes propriétaires soit repartie sous leurs yeux, la rançon une fois payée, comme dans les contes de fée, un complice étant probablement dissimulé dans la voiture, prêt à démarrer... La victime était apparentée au plus riche personnage de Cali. Est-ce une manière de justice distributive?

Le climat d'insécurité pour les riches qui se voient dans l'obligation de faire garder maisons, voitures, enfants, etc., et de confier leurs biens à des personnes qui parfois sont complices des voleurs, ce climat vient du sentiment qu'ils ont de la misère environnante. Beaucoup de riches sentent le danger; quelques-uns d'entre eux font ce qu'ils peuvent pour développer les œuvres sociales et payer de leur personne. Mais il y a les absentéistes, résidant parfois en France et vivant dans l'oisiveté procurée par le travail effectif d'un membre de la famille. Un dicton court dans Cali que dans la famille la plus en vue de la ville il y a un homme qui travaille par génération... De toute façon le Calénien n'a pas encore le sentiment de la nécessité des travaux publics et l'on voit par exemple des routes d'accès invraisemblables qui conduisent aux haciendas des plus fortunés !

Cali porte le poids de son histoire : longtemps ville de second plan, elle ne sort de son effacement que depuis que l'aviation a permis de s'y rendre assez facilement. Certains y apprécient justement cette chaleur qui manque singulièrement à la capitale, l'altitude plus modérée, l'aménité des Caléniens, la beauté des Caléniennes (presque toutes les reines de beauté viennent du Valle de Cauca).

Les possibilités d'avenir de Cali

Bien que Cali dise fièrement que Jumbo est le quartier industriel, l'étranger non averti y voit surtout des entrepôts et des terrains vagues avec une immense plaine à conquérir... La plus grande industrie autochtone est celle du sucre et le propriétaire-directeur de la Manuelita a reçu pour le Centenaire le Président de la République (1). Mais l'industrie sucrière est souvent encore patriarcale et produit la panela, c'est-à-dire la mélasse de canne à sucre. L'industrie est en général dans les mains étrangères : les barrages ont été construits par des ingénieurs français ou américains du nord. Les industriels d'origine française y ont fait des réussites spectaculaires; non seulement une grande industrie textile du Nord possède à Cali, comme dans toute l'Amérique du Sud, une filiale, mais des Français y ont installé des usines modèles pour la fabrication des cosmétiques, de la tuyauterie. Certains Français actifs et industrieux ont bâti des fortunes solides avec des industries chimiques, apparemment peu importantes. Des hommes d'affaires français sont donc considérés à Cali comme des personnages. Mais précisément ces succès dans des secteurs mineurs prouvent que la grande industrie n'est pas encore pour demain dans la capitale du Valle et pour l'instant ce sont les papeteries, quelques conserveries qui semblent les industries les plus capables d'absorber une partie, trop faible, de la main- d'œuvre disponible.
Cali serait mieux placé que Bogota pour le commerce extérieur si le port de Buonaventura était relié à la ville d'une manière normale, si ce port se développait et si l'aéroport international y était installé. Mais Cali, comme toutes les villes des pays sous-développés souffre des contradictions entre un désir de libéralisme économique pour satisfaire les besoins d'une population de plus en plus avide de biens de consommation, pour satisfaire aussi les prêteurs qui sont, dans cette zone dollar, les États-Unis et la nécessité d'un protectionnisme douanier fondé sur le fait qu'il faut permettre aux industries indigènes de se développer et qu'il faut maintenir le cours du peso. De là des caprices apparents de la politique économique de la Colombie en général qui se reflète dans la vie quotidienne de Cali.

(1) Mais les événements marchent plus vite que notre plume et à l'heure où ces lignes sont écrites, le Directeur de la Manuelita a été tué par des bandits. 

Dans un pays à l'économie libérale la réglementation joue un rôle important : en feuilletant le journal officiel on trouve à chaque page des réglementations très strictes de l'industrie alimentaire pour protéger la santé publique, des tarifs de transports, etc. Par ailleurs le ravitaillement des commerces locaux est sujet à des variations assez déconcertantes pour les Français : ainsi par périodes, on ne trouve pas de ciseaux; les dés métalliques, les couteaux qui coupent sont un objet de convoitise alors que beaucoup de magasins particulièrement les magasins de tissus semblent regorger de marchandises. Dans le domaine alimentaire les ménagères se rappellent qu'il n'y a pas si longtemps l'on achetait les haricots verts à la douzaine. Maintenant un réel effort a été fait dans les plaines des environs de Bogota pour développer les cultures maraîchères et l'avion ravitaille Cali, tandis que le lait commence à être transformé en cinq ou six variétés de fromages ou de yaourts.

Actuellement beaucoup de Caléniens éclairés misent sur un rôle de métropole artistique et intellectuelle. L'Université du Valle donne de plus en plus de bourses pour permettre à des étudiants, en médecine surtout, d'aller en France ou aux États-Unis. Le climat étant plus favorable à l'art qu'à Bogota, Cali est la ville des architectes et des peintres. Le festival se tourne de plus en plus vers des œuvres de caractère universel : les traductions d'oeuvres françaises, les films français font toujours recette. Les manifestations de l'Alliance Française sont favorablement accueillies dans les colonnes des deux quotidiens de la ville. Si la haute société sud-américaine par tradition et par esprit d'indépendance vis-à-vis du voisin de l'Amérique du Nord se plaît à porter sa curiosité vers les choses de France, les prolétaires en faux-col dont le nombre augmente à mesure que la scolarisation se développe, se tournent aussi vers la France comme étant le pays de la Révolution...

Mais, précisément la Colombie, comme toute l'Amérique du Sud souffre du complexe bien connu du subordonné à la royauté du dollar. Les mêmes qui recherchent les films de Vadim ou de Louis Malle ne parlent chiffres qu'en dollars. Les femmes sont attirées par la haute couture française, mais la plupart vont régulièrement faire leurs emplettes à New York. Les parfums français se vendraient à des prix si prohibitifs que la boutique française de la ville vend des eaux de Cologne importées de Cologne précisément ! Dans l'état actuel des choses, il semble qu'en Amérique du Sud comme dans beaucoup d'autres pays, c'est la « matière grise » française qui est en ce moment sa marchandise la plus exportable... Encore faut-il que la « faim » qui fait croupir dans la misère une masse considérable d'êtres humains ne pose pas le problème le plus fondamental : la possibilité d'« être », et que la peur endémique ne contrarie pas le désir des riches d'ouvrir leurs fenêtres.

Madeleine SCHNERB.
 

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