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"Quand on arrive à Kénitra, l’ancien Port Lyautey, on est
surpris de pouvoir parler français avec les agents de la circulation ; on
admire les réalisations magnifiques de l’urbanisme français, réalisations bien
plus amples qu’en métropole car les architectes ont pu « voir grand »
on ne penserait pas être au Maroc si on ne trouvait à la réception de l’hôtel,
un porteur exténué parce qu’il est arrivé à la dernière soirée du Ramadan et si
dans la nuit des explosions ne nous réveillaient, en même temps qu’elles
devaient réveiller les dormeurs musulmans qui interrompaient sur cet ordre leur
sommeil pour « déjeuner ».
Des Français du Maroc :
A Rabat ou à Casablanca l’automobiliste pressé et qui
revient d’Espagne est frappé par la surabondance des stations-services, par
l’ampleur des réalisations urbaines. Tout a été dit là-dessus. Les visions
rapides des bidonvilles ou de la Médina signale à l’observateur impatient les
contrastes sociaux, mais là-dessus, tout a été dit aussi, et ce serait presque
superflu pour nous d’aller au Maroc et de nous en tenir là : comprendre
l’état d’esprit du Français marocain, de celui qui est venu au Maroc pour faire
de l’argent, ne demande pas ce déplacement. Nous connaissons en métropole
depuis longtemps les slogans sur les
Marocains, les Algériens, les peuples colonisés en général qui ne veulent pas
travailler, qui ne comprennent rien, qui ne sont pas dignes de nos bienfaits
etc etc. Ce Monsieur P. que nous avons rencontré sur le bateau de
retour est un échantillon de cette faune. Elle nous est familière, à nous tous,
les Français de l’Intérieur tellement familière que parfois nous manquons
de « nuance », et c’est pourquoi je veux ici d’abord faire le
portrait de quelques « colons » ou « coloniaux », de ceux
que nous avons vus, [...], de ceux qui ne
désirent pas encore quitter le Maroc, qui ne pensent pas encore comme la
plupart des commerçants, des affairistes, que le Maroc n’est plus intéressant
et que la France est la meilleurs des colonies.
L’oncle V. est venu s’installer aux M’Raptines, sur un
lotissement en 1947. Les rancœurs dues à cette sorte de guerre civile atroce
qu’avait vécue sa ville natale Tulle avait transformé ce snob à la faconde
méridionale en anarchiste. Des compatriotes corréziens installés déjà au Maroc
lui firent miroiter l’indépendance du colon : il connaissait les lieux
depuis son service militaire. Il acquit 15 ha, 15 ha de terrain nu, sans un
arbre à l’horizon, installa une station de pompage, construisit de ses mains
des communs roses en torchis, fit venir sa femme… qui pleura… qui se résigna.
Les communs sont restés leur seule habitation. Les « événements »
sont survenus – on sait ce qu’on appelle événements en Afrique du Nord. L’oncle
est resté ; ses orangers et ses abricotiers ont grandi. Ils procuraient
l’aisance sinon la fortune maintenant… mais la station de pompage donne des
grandes inquiétudes : il faudra investir encore. L’oncle a 62 ans. Ses
voisins sont partis ou vont partir. Il est trop vieux pour repartir en France
afin d’y travailler. Il ne peut ni vendre, ni renoncer. Il sait qu’il mourra au
Maroc ou plutôt il ne veut pas y penser !! Il traite convenablement ses
ouvriers. Il est en bleu de travail toute la journée, n’a ni l’électricité, ni
l’eau courante, ni la radio… Il serait considéré en France comme pauvre, malgré
l’étendue de « ses » terres, qu’il ne peut que brader. Quand il vient
en France avec sa Ford américaine on le prend pour un
« colonialiste » !!
L., que nous avons vu à Taroudant est tout différent
bien que vivant aussi du « bled », il pourrait, puisqu’il est jeune,
aller enrichir en France la cohorte des pompistes [...] Mais il en souffrirait car il a l’âme du « faiseur de
terres » : sa femme l’a quitté et attend en France un 2e enfant
de lui ; sa mère et sa grand’mère restent dans le Sud, logeant à
l’intérieur des remparts de Taroudant, dans la Médina, car il n’y a pas de
quartier européen à Taroudant ! Elles y coulent des jours de petites
bourgeoises, enfermées dans un premier étage autour d’un patio, comme devaient
et doivent encore être enfermées les femmes musulmanes. Leurs fenêtres donnent
sur ce balcon qui court autour du patio : le soleil y tape fort, et la
pluie entre parfois dans les pièces. Prison ou demeure ???
L .les quitte tous les matins pour son bled à quelques
kilomètres de là. Quand je dis « son » bled c’est que je donne au
possessif un tout autre sens que lorsque je parle du bled de l’oncle V..
Il loue pour trois ans une terre, y installe un hangar d’emballage, une station
de pompage, y plante des tomates, des poivrons en série. Il connaît son
affaire, et suit les cours. Il protège ses récoltes contre le gel, possible au
pied de l’Atlas. Il laissera ce bled cette année au propriétaire qui est
Marocain et qui y plantera des arbres, et déménagera sa pompe, peut-être son
hangar et louera un autre bled. Il se peut aussi qu’il vienne en France
rejoindre sa femme qui ne pouvait rester recluse autour du patio…. Il est cependant
de la race des pionniers et se résoudrait difficilement à quitter le Sud.
[...]
Le Docteur H. descend de républicains espagnols qui ont
échoué au Maroc. Il a fait de solides études à Casablanca, connaît la France métropolitaine,
lit beaucoup, retient beaucoup aussi, [...] Au service du
gouvernement chérifien, médecin fonctionnaire il jouit de beaucoup de loisirs,
d’une belle villa, d’une voiture américaine d’occasion, change volontiers de
costume, en veston blanc il serait pris pour un de ces garçons de salle
espagnole. Il plaisante, assez à la manière carabin lorsqu’il est
entre jeunes, mais sait être déférent envers ceux qu’il affecte de considérer
comme des maîtres. Il dirige un hôpital de trente lits, et surveille la qualité
des viandes sur les souks du cercle. Il a l’oreille des grands, le respect des
petits. Il veut donc espérer en l’avenir du jeune Maroc ! Sa femme est une
« Pied-Noir » née à Casablanca : elle a donc
un certain sens de la différence entre les
races dites supérieures et les autres ; on le devine plus qu’elle ne
l’affiche. Par ailleurs, institutrice, donc portée à une certaine
objectivité : elle espère en l’émancipation de la femme marocaine
qu’elle connaît en tant que jeune fille. A cet égard elle est d’accord
avec son mari
qui forme des monitrices sociales.
Sont-ils sincères ? et quand ? se jouent-ils à eux-mêmes
la comédie de l’apostolat ? Sont-ils vraiment eux-mêmes quand ils
reçoivent leurs hôtes autour d’une table étincelante d’argenterie et de
verrerie, table posée sur un tapis de haute laine protégé bourgeoisement d’un
nylon ?? [...]
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