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Les milieux marocains :
La position de Bernard à Sidi Rahal nous a permis de connaître les
milieux marocains, alors que dans une grande ville, actuellement, la chose
devient difficile, à moins que l’on soit dans la politique ou la diplomatie. Le
précédent Caïd a eu les honneurs de sa plume. D’une autre sorte est le Caïd
Boucetta : il passerait chez nous pour un bon mari – mais on ne voit pas
sa femme – un bon père soucieux de l’avenir scolaire et estudiantin de ses enfants,
un bon fonctionnaire respectueux des consignes. On sait qu’il est Marocain
parce qu’il occupe un Palais, meublé sans goût, où il exhibe un bureau moderne
énorme (reçu du Glaoui) et vide, et des fauteuils à l’européenne…. Et où il
reçoit à la marocaine. Sur ces contradictions que dire ? obéit-il à une
consigne nationaliste ? cache-t-il sous cette apparence de respect des
traditions, l’orgueil de celui qui ne pouvant recevoir « bien » à
l’européenne, impose à ses hôtes une mode venue des habitudes d’un peuple
nomade ? Les deux explications se rejoignent puisque c’est par
nationalisme que le Maroc moderne maintient certaines traditions tout en se
piquant d’être « progressif » ! Le Caïd cherche à honorer les
hôtes de passage : il a tenu à nous montrer le Maroc tel qu’il est dans sa
vie quotidienne, sans fard. C’est apparemment un honnête homme, sensé, sans
envergure. Mais nos administrateurs lui sont-ils supérieurs ? et
pourraient-ils s’exprimer en une langue apprise aussi bien que lui ou que le
super-Caïd des Aït-Ourir ??
Si nous mettons nos répugnances instinctives ou apprises à
part… si nous nous raisonnons suffisamment pour admettre que l’usage d’une
fourchette et d’un couteau n’est pas un critère de civilisation (après tout nous
trouvons toujours plus habile que soi pour le maniement de ces instruments) si
nous pouvons ingérer et digérer sans difficultés les sucreries marocaines (ces
graines de maïs trempées dans le miel et ce thé à la menthe, institution
nationale) alors nous devrons reconnaître que les Marocains ont vraiment le
sens de l’hospitalité. Chez le Caïd B., dans son salon que l’on appellerait chez nous une
pièce de séjour rien ne semblait prêt pour un repas : le sacro-saint
« couvert » européen n’était pas mis et tout semblait être prêt pour
une sorte de dînette un genre « five o’clock » : la table ronde
de Mogador fut couverte d’une nappe blanche au dernier moment, des sièges bas
ordonnés pour les sept commensaux. Pas de préséance, bien que je fus assise à
côté du Caïd (ce qui me valut l’honneur de recevoir mes morceaux de poulet de
ses mains !). des serviettes blanches, heureusement !! Le lave main
présenté, eau versée d’une aiguière, eau tiède et du savon et une serviette
qu’on se passa à la ronde. Un ou plusieurs poulets firent leur entrée sur un
grand plateau rond porté par le fils cadet du caïd. Des viandes accumulées,
fort bien préparées mais que chacun tire à soi pour soi ou pour son voisin s’il
veut l’honorer, qu’il pose sur son pain et mange avec les doigts… puis le
méchoui, ragoût de légumes (petits pois etc.) qu’on mange aussi en piochant
dans le plat et en trempant son pain dans la sauce. Le couscous excellent où
l’on creuse chacun sa galerie – heureusement avec des cuillères apportées sur
une assiette et distribuées gracieusement par le caïd !! concession faite
aux hôtes français. Des friandises - du thé à la menthe - des oranges (qu’on
pèle avec un couteau) et le rince-main final, une conversation recueillie, où
les voix restent en demi-ton comme dans un sanctuaire.
Le sens de l’hospitalité qui se traduit chez nous par
l’offre d’un petit verre ou d’une tasse de thé selon les heures et seulement
dans l’intimité, les Marocains l’étendent à toutes les circonstances :
dans le douar reculé où le Caïd nous a emmenés pour assister aux travaux de
l’assiette du tertib, nous avons trouvé assis sous la tente le chef de village
et deux employés du fisc occupés à établir les feuilles des contribuables. Le
verre de thé à la menthe était devant eux à la place du cendrier de nos
bureaucrates. Autour d’eux les paysans debout ou accroupis. A peine sommes-nous
arrivés que l’on nous trouve des sièges et que des gardes vont chercher les
rituelles théières et aiguières en métal
ouvragé pour nous offrir ce thé à la menthe dont ils nous croient
friands !!
La levée du tertib 26 mars 1961 |
Le Dr H. nous procura par hasard l’occasion de participer
de manière impromptue à la fête de l’inauguration de l’abattoir des Aït Ourir,
vaste salle rectangulaire propre – parce que neuve – où les crocs , et les
rigoles laissent présager l’usage à laquelle elle est destinée ! Mais en
ce jour elle ressemblait à une salle de réunion banale. A terre des
nattes dans un des angles : c’était prêt pour la prière ! Et en effet
une trentaine de Marocains se levèrent pendant une vingtaine de minutes aux
prières d’usage, accompagnés de bruits gutturaux. Cependant que nous les
regardions, assis sur des sièges à l’européenne apportés en toute hâte, le super Caïd se
détacha de nous pour aller faire un petit discours ! Alors vinrent les victuailles, cette fois passablement répugnantes,
le thé à la menthe, des oranges. Je crois que nos hôtes (les gardes de
l’endroit) durent être mortifiés du refus que les dames et M. S.
opposèrent à leurs amabilités ! Mais nos couleurs furent défendues par les
estomacs blindés de Bernard et du Docteur. Nous, nous étions venus là pour assister aux danses. Des femmes
et un eunuque s’alignèrent au son de tam-tam d’autant plus bruyants que
l’acoustique de la salle distribuait les sons sans mesure ! deux femmes se
séparèrent du groupe pour effectuer des pas, tandis que le reste de la troupe
commença à se trémousser pour s’acheminer vers des transes que nous ne vîmes
pas mais que l’on devine ! Notre départ devait être le signal d’une orgie
populaire.
Ces incursions dans la vie quotidienne ont été pour nous
comme une remontée dans le temps : la fiscalité, c’est celle du Moyen Age
alors que le voisin contrôle le voisin ; le paysan qui prévenu par le
« télégraphe arabe » que le caïd va passer en son carrosse (= une
2CV) se poste sur son passage pour lui montrer son champ dévasté par un
troupeau, c’est aussi le Moyen Age. Les gardes du caïd conduisant un troupeau
de vaches « en prison » parce que ledit troupeau a été pris en
flagrant délit dans une pépinière, c’est aussi le Moyen Age à cela près que les
gardes arrivent en jeep !! Les commerçants des souks, les artisans juifs
de la mellah, tout cela c’est du XIIIe siècle ! Derrière ses murailles on
imagine assez bien Avignon ou Aigues-Mortes, il y a six ou sept siècles comme
Meknès ou Taroudant !
Cependant une différence : c’est ce placage dû en
partie à la colonisation, en partie aux intercommunications mondiales qui font
que personne ne peut ignorer l’électricité, les automobiles, le pantalon à l’européenne.
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