lundi 15 août 2016

Voyage au Maroc (1961) - 3

3-

Les milieux marocains :
La position de Bernard à Sidi Rahal nous a permis de connaître les milieux marocains, alors que dans une grande ville, actuellement, la chose devient difficile, à moins que l’on soit dans la politique ou la diplomatie. Le précédent Caïd a eu les honneurs de sa plume. D’une autre sorte est le Caïd Boucetta : il passerait chez nous pour un bon mari – mais on ne voit pas sa femme – un bon père soucieux de l’avenir scolaire et estudiantin de ses enfants, un bon fonctionnaire respectueux des consignes. On sait qu’il est Marocain parce qu’il occupe un Palais, meublé sans goût, où il exhibe un bureau moderne énorme (reçu du Glaoui) et vide, et des fauteuils à l’européenne…. Et où il reçoit à la marocaine. Sur ces contradictions que dire ? obéit-il à une consigne nationaliste ? cache-t-il sous cette apparence de respect des traditions, l’orgueil de celui qui ne pouvant recevoir « bien » à l’européenne, impose à ses hôtes une mode venue des habitudes d’un peuple nomade ? Les deux explications se rejoignent puisque c’est par nationalisme que le Maroc moderne maintient certaines traditions tout en se piquant d’être « progressif » ! Le Caïd cherche à honorer les hôtes de passage : il a tenu à nous montrer le Maroc tel qu’il est dans sa vie quotidienne, sans fard. C’est apparemment un honnête homme, sensé, sans envergure. Mais nos administrateurs lui sont-ils supérieurs ? et pourraient-ils s’exprimer en une langue apprise aussi bien que lui ou que le super-Caïd des Aït-Ourir ??

Si nous mettons nos répugnances instinctives ou apprises à part… si nous nous raisonnons suffisamment pour admettre que l’usage d’une fourchette et d’un couteau n’est pas un critère de civilisation (après tout nous trouvons toujours plus habile que soi pour le maniement de ces instruments) si nous pouvons ingérer et digérer sans difficultés les sucreries marocaines (ces graines de maïs trempées dans le miel et ce thé à la menthe, institution nationale) alors nous devrons reconnaître que les Marocains ont vraiment le sens de l’hospitalité. Chez le Caïd B., dans son  salon que l’on appellerait chez nous une pièce de séjour rien ne semblait prêt pour un repas : le sacro-saint « couvert » européen n’était pas mis et tout semblait être prêt pour une sorte de dînette un genre « five o’clock » : la table ronde de Mogador fut couverte d’une nappe blanche au dernier moment, des sièges bas ordonnés pour les sept commensaux. Pas de préséance, bien que je fus assise à côté du Caïd (ce qui me valut l’honneur de recevoir mes morceaux de poulet de ses mains !). des serviettes blanches, heureusement !! Le lave main présenté, eau versée d’une aiguière, eau tiède et du savon et une serviette qu’on se passa à la ronde. Un ou plusieurs poulets firent leur entrée sur un grand plateau rond porté par le fils cadet du caïd. Des viandes accumulées, fort bien préparées mais que chacun tire à soi pour soi ou pour son voisin s’il veut l’honorer, qu’il pose sur son pain et mange avec les doigts… puis le méchoui, ragoût de légumes (petits pois etc.) qu’on mange aussi en piochant dans le plat et en trempant son pain dans la sauce. Le couscous excellent où l’on creuse chacun sa galerie – heureusement avec des cuillères apportées sur une assiette et distribuées gracieusement par le caïd !! concession faite aux hôtes français. Des friandises - du thé à la menthe - des oranges (qu’on pèle avec un couteau) et le rince-main final, une conversation recueillie, où les voix restent en demi-ton comme dans un sanctuaire.

Le sens de l’hospitalité qui se traduit chez nous par l’offre d’un petit verre ou d’une tasse de thé selon les heures et seulement dans l’intimité, les Marocains l’étendent à toutes les circonstances : dans le douar reculé où le Caïd nous a emmenés pour assister aux travaux de l’assiette du tertib, nous avons trouvé assis sous la tente le chef de village et deux employés du fisc occupés à établir les feuilles des contribuables. Le verre de thé à la menthe était devant eux à la place du cendrier de nos bureaucrates. Autour d’eux les paysans debout ou accroupis. A peine sommes-nous arrivés que l’on nous trouve des sièges et que des gardes vont chercher les rituelles théières et aiguières en métal  ouvragé pour nous offrir ce thé à la menthe dont ils nous croient friands !!
La levée du tertib 26 mars 1961

Le Dr H. nous procura par hasard l’occasion de participer de manière impromptue à la fête de l’inauguration de l’abattoir des Aït Ourir, vaste salle rectangulaire propre – parce que neuve – où les crocs , et les rigoles laissent présager l’usage à laquelle elle est destinée ! Mais en ce jour elle ressemblait à une salle de réunion banale. A terre des nattes dans un des angles : c’était prêt pour la prière ! Et en effet une trentaine de Marocains se levèrent pendant une vingtaine de minutes aux prières d’usage, accompagnés de bruits gutturaux. Cependant que nous les regardions, assis sur des sièges à l’européenne apportés en toute hâte, le super Caïd se détacha de nous pour aller faire un petit discours ! Alors vinrent les victuailles, cette fois passablement répugnantes, le thé à la menthe, des oranges. Je crois que nos hôtes (les gardes de l’endroit) durent être mortifiés du refus que les dames et M. S. opposèrent à leurs amabilités ! Mais nos couleurs furent défendues par les estomacs blindés de Bernard et du Docteur. Nous, nous étions venus là pour assister aux danses. Des femmes et un eunuque s’alignèrent au son de tam-tam d’autant plus bruyants que l’acoustique de la salle distribuait les sons sans mesure ! deux femmes se séparèrent du groupe pour effectuer des pas, tandis que le reste de la troupe commença à se trémousser pour s’acheminer vers des transes que nous ne vîmes pas mais que l’on devine ! Notre départ devait être le signal d’une orgie populaire.

Ces incursions dans la vie quotidienne ont été pour nous comme une remontée dans le temps : la fiscalité, c’est celle du Moyen Age alors que le voisin contrôle le voisin ; le paysan qui prévenu par le « télégraphe arabe » que le caïd va passer en son carrosse (= une 2CV) se poste sur son passage pour lui montrer son champ dévasté par un troupeau, c’est aussi le Moyen Age. Les gardes du caïd conduisant un troupeau de vaches « en prison » parce que ledit troupeau a été pris en flagrant délit dans une pépinière, c’est aussi le Moyen Age à cela près que les gardes arrivent en jeep !! Les commerçants des souks, les artisans juifs de la mellah, tout cela c’est du XIIIe siècle ! Derrière ses murailles on imagine assez bien Avignon ou Aigues-Mortes, il y a six ou sept siècles comme Meknès ou Taroudant !
Cependant une différence : c’est ce placage dû en partie à la colonisation, en partie aux intercommunications mondiales qui font que personne ne peut ignorer l’électricité, les automobiles, le pantalon à l’européenne.

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