Madeleine Amoudruz-Rebérioux, qui fut son élève évoque Madeleine Schnerb au lendemain de sa mort.
A la différence de Germaine GROS, je n’ai connu que Madeleine
Schnerb. C’est tardivement qu’elle m’a appris son nom de jeune fille et parlé
de sa brillante adolescence universitaire : la 42e promotion, l’agrégation…
Comment l’oublier ? j’arrivai au Lycée Jeanne d’Arc à
Clermont-Ferrand, en classe de 4e. Plutôt bonne élève : cette première
année pourtant me parut un peu ennuyeuse. Nous apprenions des résumés d’histoire
fort clairs (I, a, b, c,…) mais le Moyen-Age décidément c’était très loin. Vint
la 3e. en section A c’était la classe de Mme Schnerb. La Renaissance
et ses beautés : ô merveille, elle nous les commentait à l’épidiascope. Les
Grandes Découvertes : elle nous fit entrevoir ce qu’on n’appelait pas
encore « la mémoire des vaincus » et ce qu’on savait déjà être à l’origine
de la misère espagnole. Et voici la Réforme. J’ai retrouvé il n’y a pas
longtemps une copie, sauvée par ses soins, d’un lot de compositions. Il fallait
commenter Lucien Febvre qui présente Luther à la fin de sa vie, triste, car il
a accumulé autour de lui plus de ruines que de bâtisses. Nous avions treize
ans, et une heure ! c’était dur ? c’était dur… Mais quelle joie quand
elle a dit : « C’est très bien ». En Seconde, une triste année,
sans elle. Enfin, la Première : de la Révolution française au Printemps des
peuples. Année bénie. « Les Révolutions, les véritables… » :
avec elle on découvrait Mathiez. Qui préférez-vous Danton ou Robespierre ?
Madeleine Amoudruz, dans l'ombre, juste derrière son professeur, Madeleine Schnerb |
Pourquoi la Terreur ? Comprendre que l’histoire c’est comprendre, elle
nous l’enseignait. Nous devenions toutes historiennes. Concours général : « Le
régime et le rôle de la presse en France ; de 1789 à 1848 ». Je crois bien avoir été plus heureuse de mon 1er Prix
pour elle que pour moi. Du coup d’ailleurs la direction du Lycée cessa de nous
considérer, elle et moi, comme ses deux têtes de turc.
Dire que j’ai mal pris le départ de Mme Schnerb pour Paris
en 1937, ce serait peu… Du moins avais-je juré que j’entrerai à l’Ecole et que
je ferai de l’histoire. Il y a bien eu ensuite quelques hésitations :
Platon, ce n’est pas rien. Bon an, mal an, le cap fur pourtant maintenu. Quelle
professeur !
A vrai dire, elle avait été pour moi autre chose que cet
être impersonnel : une prof. On la voyait passer, au printemps, avec son
mari et ses enfants, revenant de leur maison de Coudes, en Limagne, les bras
chargés de lilas. Nous, ses élèves, (nous fûmes plusieurs de cette classe à « intégrer »),
nous savions qu’elle faisait partie, au Lycée, de la demi-douzaine de professeurs
de gauche qui, dans cette ville dominée par Michelin, se réjouissaient de la
victoire du Front Populaire. Et nous donc ! qu’elle fut juive, en
revanche, ne nous avait jamais effleurés. Je ne l’appris qu’en 1939. A la déclaration
de guerre, les Schnerb se replièrent sur l’Auvergne. J’étais en Khâgne,
absorbée par le grec et le latin, je m’ennuyais à nouveau en histoire, sauf
quand Robert Schnerb faisait cours à la Fac : sa mise à distance, son
ironie, différaient en apparence de la bienveillante bonté de sa femme. Mais ils
avaient en commun la lucidité historique. Le rouleau compresseur hitlérien, ils
l’entendaient s’avancer sur une Europe qui avait entériné Munich sans mot dire.
Le « couperet du 20 décembre 1940 » qui les mit d’office à la
retraite, ils l’attendaient. Je compris alors que, comme son mari, et à la
différence de leurs enfants, elle ne savait que trop qu’ils étaient juifs avec
tout ce que cela impliquait.
Il fallait vivre. Ils s’installèrent à Coudes : deux
très petites retraites, mais un grand jardin où l’on pouvait cultiver des
légumes, élever les enfants. Hélène, Bernard, ils voulurent d’abord les
protéger : ils reçurent le baptême protestant en bonne et due forme. Seuls,
les Schnerb ? Non : des amis passaient ; le cher Maurice Lacroix
qui enseignait en Khâgne le grec et le thème latin n’habitait pas bien loin :
c’est lui qui parvint à rapatrier leur mobilier resté à Bourg-la-Reine ;
mes parents aussi leur étaient devenus proches : c’est eux qui les
avertirent lorsqu’en 1944 les rafles dépassèrent la ville de Clermont où, mon
beau-frère Serge Fischer, mon frère François avaient été pris dès 1943. Une solitude
profonde pourtant les recouvrait. Madeleine Schnerb en souffrit plus peut-être
que son mari elle pour qui enseigner, communiquer, avait été si longtemps la
principale « chose de la vie ». Tous quatre sortirent de là, vivants :
c’était un peu, c’était beaucoup sa victoire.
Medeleine Rebérioux-Amoudruz 61e promotion
Professeur d’histoire contemporaine à PARIS VIII
Sévriennes d’hier et d’aujourd’hui numéro 123 Mars 1986
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire